Carte blanche
«La fin des nominations dans l’enseignement ou le retour à la barbarie sociale» (carte blanche)
Dans leur déclaration de politique communautaire (DPC), le MR et les Engagés ont exprimé leur volonté de supprimer les nominations dans l’enseignement pour les remplacer par un CDI. Un souhait qui signe le retour de «la barbarie sociale», estime Régis Dohogne, ancien secrétaire général de la CSC Enseignement.
Pour bien comprendre notre propos, il faut retourner à la définition de la barbarie en cela qu’elle consiste en un abandon des principes.
C’est bien d’un retour de la barbarie sociale qu’il convient de parler dans la volonté de supprimer les nominations dans l’enseignement et de les remplacer par un CDI.
Le sommet de l’hypocrisie est atteint quand on entend Maxime Prévot et son complice expliquer avec cynisme qu’il s’agit de protéger les jeunes enseignants.
Pour comprendre les conséquences de cette décision, il nous parait important de comparer des situations identiques avant et après cette régression sociale. Un exemple pour illustrer :
Un jeune enseignant a travaillé deux ans dans un Pouvoir organisateur. Si le pouvoir en question veut le licencier, il est obligé de motiver sa décision: le membre du personnel dispose alors d’un droit de recours devant une chambre paritaire. Si le pouvoir organisateur refuse de motiver ou viole le décret, il peut être condamné par le Tribunal du travail ou voir la décision annulée par le Conseil d’Etat: dans ce cas, il perd la subvention pour l’emploi concerné.
Dans le même cas, que deviendra la situation ?
Le même enseignant pourra être licencié par le pouvoir organisateur moyennant préavis de 10 semaines. La convention collective n°109 du conseil national du travail a bien prévu le droit pour le membre du personnel licencié de demander à l’employeur de motiver sa décision, mais si ce dernier refuse de le faire, la sanction est ridicule: il doit verser au travailleur une amende civile forfaitaire correspondant à 2 semaines de rémunération. Notons au passage que le pouvoir organisateur pourra prélever cette somme sur les frais de fonctionnement.
Lorsque le membre du personnel atteindra une ancienneté plus conséquente, le préavis sera un peu plus long, par exemple 62 semaines après 20 ans d’ancienneté – avec, toujours, cette absence de perte de la subvention en cas de licenciement irrégulier.
Dans le cas d’un agent statutaire, le membre du personnel a actuellement le droit de se défendre, là-aussi devant une commission composée paritairement. Faculté qu’il perdra dans le cadre contractuel.
On cherche en vain le progrès social vanté par la nouvelle majorité en Communauté française.
D’aucuns nous rétorqueront que ce système est bien d’application dans le secteur privé. Des éléments font apparaître des différences notables entre l’enseignement et le secteur privé:
- L’origine des statuts résulte de la volonté du pacte scolaire de créer un statut protecteur pour les enseignants du libre notamment victimes de l’arbitraire des pouvoirs organisateurs du libre qui, notamment prélevaient au passage une partie de la subvention -traitement versée par l’autorité publique. Le Pacte scolaire a donc bien consacré le droit du membre du personnel à percevoir directement son traitement sans prélèvement par l’employeur. L’équilibre était donc une subvention de fonctionnement versée par l’autorité publique aux écoles moyennant la protection des enseignants par un statut. Notons au passage qu’il faudra 33 ans et les grèves de 1990 pour obtenir enfin un statut protecteur y compris dans le domaine de la vie privée.
- Dans le secteur privé, l’employeur est pénalisé dans la mesure où les indemnités auxquelles il est éventuellement condamné sortent de sa caisse et rognent donc son bénéfice. Il en est tout autrement dans l’enseignement ou une éventuelle condamnation n’entrainera aucun débours de la part de l’employeur qui pourra impunément prélever le montant de sa condamnation sur les frais de fonctionnement de son établissement altérant donc le fonctionnement sans que sa responsabilité personnelle soit engagée.
- La caractéristique propre à l’enseignement à savoir les réseaux en tant que structures en fait dans la réalité une forme d’employeur unique. Il en résulte qu’un enseignant licencié dans un établissement scolaire se voit victime d’un véritable interdit professionnel. Le téléphone fonctionne et les directions vont s’informer de la motivation de son licenciement sans que l’intéressé ne puisse faire valoir son point de vue. J’ai assisté avant le statut à de véritables drames sociaux où un réseau rejetait le candidat pour des raisons liées à un licenciement pour faits de vie privée tandis qu’un autre n’en voulait pas en raison de l’origine de son diplôme. On est là proche du carnet ouvrier du XIXème siècle.
- Tous les enseignants savent qu’ils sont appelés de manière plus ou moins volontaire à prester du « bénévolat ». Déjà à l’heure actuelle, s’ils s’y refusent c’est mal vu, alors que dire si la liberté de l’employeur devient la « liberté du renard libre dans le poulailler de poules libres » Tout refus de ce bénévolat entrainera in fine un licenciement sans véritable sanction pour l’employeur.
D’autres conséquences apparaissent dans le cas de l’enseignement officiel. Le législateur a prévu, dans la loi du 29 juillet 1991, l’obligation pour l’autorité publique de motiver ses décisions à peine de nullité.
L’article 3 de la loi précise notamment : La motivation exigée consiste en l’indication, dans l’acte, des considérations de droit et de fait servant de fondement à la décision. Elle doit être adéquate.
En cas de violation de cette règle, le Conseil d’Etat peut annuler cette décision.
Ce que ne précisent pas les auteurs de ce projet de barbarie sociale, c’est que la Cour de cassation a estimé que les contractuels dans le service public ne bénéficient pas de cette protection liée à la motivation formelle. C’est donc un recul social supplémentaire dont seront victimes les enseignants de l’officiel.
D’aucuns estimeront que la nomination « à vie » n’est pas acceptable lorsque la qualité professionnelle se dégrade. C’est une pure illusion. Pour avoir siégé dans les chambres de recours durant de nombreuses années, je puis attester que nous avons dans pas mal de cas accepté des licenciements ou des sanctions disciplinaires graves. Cela supposait évidemment un dossier étayé et après avoir entendu le point de vue de la défense. On en est loin.
Maintenant, reconnaissons que la précarité des enseignants débutants est réelle. On ne résoudra pas ce problème en remplaçant une fragilité par une autre. Des solutions à cette précarité existent bien, mais il faudrait pour cela toucher en partie à l’autonomie des pouvoirs organisateurs. Créer de grands pouvoirs organisateurs avec recrutement conjoint créerait un espace de stabilité puisque, dans une grande entité, la probabilité de trouver des remplacements à effectuer est importante et les possibilités de nomination accélérées par la régularité des départs à la retraite chez un employeur à l’envergure plus vaste.
On doit sabrer le champagne au SEGEC.
Les chantres de cette réforme invoquent bien le principe de liberté de licenciement. Pouvons-nous leur rappeler la phrase de Lacordaire : « ….entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. »
Régis Dohogne
Ancien secrétaire général de la CSC Enseignement
Participant à la négociation des statuts le libre et de l’officiel.
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