businessman hiding his bribes

«J’ai mal à la démocratie»

Le Vif

Une carte blanche de Philippe Hupez, Premier Inspecteur principal en retraite, ancien enquêteur de l’OCRC.

Je suis retraité de la police judiciaire fédérale depuis quatre ans. Depuis le milieu des années ’90, j’ai eu la charge de dossiers de corruption. Après la réforme des polices, j’ai été versé à l’office central de lutte contre de la délinquance économique et financière organisée (OCDEFO, blanchiment) et ensuite, pendant une vingtaine d’années, à l’Office Central pour la Répression de la Corruption (OCRC). Je lis les informations que la Presse publie au sujet des enquêtes menées par ce service et par des enquêteurs que je connais, particulièrement les enquêtes de la galaxie Qatargate.

Je m’étrangle en lisant les réactions de la Police aux informations publiées dans la Presse au sujet des influences exercées sur l’enquête et les enquêteurs du Qatargate

Est concernée la note du directeur de la DJSOC (direction de la lutte contre la criminalité grave et organisée qui chapeaute l’OCRC, l’OCDEFO, le FCCU et la DJMM) imposant un filtre pour la dénonciation des soupçons de corruption et l’éviction du chef de l’OCRC.

A propos de la note du directeur de la DJSOC.

On se désole de constater que cette note intervient après que la direction de la police a appris que l’OCRC avait adressé au Parquet un procès-verbal dénonçant de possibles ingérences de services étrangers alléguées par un reportage documenté de la RTBF. Le fait que la police, fût-elle spécialisée, n’est pas en état de collecter les informations que le travail journalistique a permis de rassembler démontre qu’il n’y a aucune volonté – ni de la hiérarchie, ni du politique – de la faire fonctionner comme notre société est en droit de l’attendre pour sa protection. On aimerait que la hiérarchie de la police consacrât son énergie et celle de ses enquêteurs non pas à des procédures administratives de transmission des procès-verbaux mais bien au perfectionnement du recueil des informations dans ses domaines de compétence.

La Presse relaye que « selon le directeur de la DJSOC, l’objectif des nouvelles instructions est une rationalisation, une uniformisation et une amélioration de la qualité des procès-verbaux ». Aucun de ces objectifs n’est mentionné dans la note du directeur. On ne voit pas en quoi le filtre qu’elle impose pour la transmission des seuls procès-verbaux initiaux (les nouvelles « affaires ») au Parquet contribuerait à la « rationalisation, uniformisation et amélioration de la qualité des procès-verbaux ». D’autant qu’on n’a jamais vu que la direction de la DJSOC s’intéressait à l’amélioration de la qualité des procès-verbaux ; elle n’en a d’ailleurs pas les moyens en termes de compétences. Et si elle les avait, pourquoi se limiterait elle aux seuls procès-verbaux initiaux ? Pourquoi aujourd’hui ? Jusque là, le contrôle de la qualité des procès-verbaux ressortissait à la compétence des chefs de section au sein, pour ce qui le concerne, de l’OCRC sous l’autorité, depuis plus de huit ans, du commissaire Tasiaux.

Ce n’est donc qu’à posteriori que la direction DJSOC tente de justifier les directives qu’elle a données.

Les explications de la Police relayées par la Presse ne concordent d’ailleurs pas avec l’attitude de cette direction face à la transmission de certains procès-verbaux initiaux depuis que les directives ont été émises, ce qui contredit les objectifs prétendus a posteriori de rationalisation, uniformisation et amélioration de la qualité des procès-verbaux.

Le filtre ainsi imposé aux officiers et agents de la police judiciaire en fonction à la DJSOC (les enquêteurs) l’a été sans aucune motivation ni de fait, ni de droit. Rien n’indique, dans la note de cette direction, les raisons pour lesquelles un nouvelle procédure est mise en place. Il est fait référence à des dispositions légales ou réglementaires mais ces références sont tantôt non pertinentes, tantôt tellement générales que l’on pourrait les utiliser pour justifier n’importe quoi. Ainsi, la note de la DJSOC renvoie à
la « Directive commune MFO-3 des Ministres de la Justice et de l’Intérieur relative à la gestion de l’information de police judiciaire et administrative datant du 14/06/2002 ». Cette directive ministérielle (qu’un hiérarque de la Police n’a donc pas le pouvoir de modifier) concerne uniquement la collecte et le traitement de l’information policière au travers des banques de données de la Police, notamment la banque de données nationale générale dite BNG, dans le respect des règles relatives à la protection de la vie privée adaptées à l’exercice de la fonction de police. Sauf à faire de ridicules contorsions intellectuelles, elle est totalement étrangère à la transmission des procès-verbaux aux parquets.

La RTBF indique que « Le directeur [de la DJSOC] a constaté qu’il existait au sein de la chaîne hiérarchique des différences de fonctionnement et un estompement de la norme quant au respect et à l’application des directives. » Notons qu’il s’agit une fois encore d’une justification a posteriori de la note contestée puisque rien, dans celle-ci, ne fait état de telles situations. On imagine que s’il y avait eu « estompement de la norme », il y aurait eu des rappels à l’ordre voire des sanctions disciplinaires mais surtout un rappel précis des normes en vigueur. Or, ce qu’on voit ici, ne ramène pas à une procédure en vigueur mais en crée une nouvelle : un filtre.

Toujours selon la RTBF, la Police affirme que les différences de fonctionnement et l’estompement de la norme qu’elle prétend vouloir contrer a « notamment pour conséquences des difficultés, voire des impossibilités pour la direction de la DJSOC d’assurer un management des enquêtes efficace, cohérent et homogène. » Que les mots sont beaux ! En réalité, c’est-à-dire dans le quotidien des services de la DJSOC et de manière constante, ce sont les chefs de service qui assurent, dans l’indifférence quasi-totale de leur direction, le « management des enquêtes ». Pour l’OCRC, c’est le commissaire Tasiaux qui s’en charge depuis huit ans. Ce « management des enquêtes » consiste le plus souvent à gérer la misère, celle due au manque de moyens humains et matériels (sans parler de l’aspect conceptuel, totalement délaissé en raison de cette misère). Quant à la « coordination des enquêtes » que la Police ne manquera pas d’évoquer pour retomber sur ses pattes, elle est réglée par le code d’instruction criminelle et rendue possible par l’utilisation de la BNG que les enquêteurs de la DJSOC, dont ceux de l’OCRC, alimentent sous la vigilance de leurs chefs et de la direction ; la note contestée du directeur de la DJSOC ne fait d’ailleurs pas référence à ce point.

Si la note du directeur de la DJSOC avait été motivée ou si elle avait été rédigée en matière telle que l’on eût pu en comprendre les motifs exacts et si la direction elle-même l’avait appliquée selon son propre prescrit, elle ne serait pas apparue comme une mesure visant à empêcher les officiers et agents de la police judiciaire affectés à la DJSOC de communiquer directement au Parquet, sur procès-verbal, sur le pied de l’article 29 du code d’instruction criminelle, les informations qui leur semblent constituer des indices d’infractions (de corruption, blanchiment…) à charge de personnes politiquement exposées (PEP’s).

On voit donc que la note du directeur de la DJSOC qui instaure un filtre dans la communication entre les enquêteurs de sa direction et le Parquet ne poursuit aucun des objectifs que la Police lui prête a posteriori.

La question reste alors ouverte : pourquoi de telles directives contraignantes ont-elles été prises ?

Quant à l’éviction du chef de l’Office central pour la Répression de la Corruption (OCRC).

Après avoir été le chef de la « Cellule de Jumet » qui enquêta avec succès sur les affaires du PS carolorégien, le commissaire Tasiaux a été désigné comme chef de l’OCRC. L’emploi qu’il occupe ainsi depuis plus de sept ans est un emploi qui devait normalement être attribué à un commissaire divisionnaire, ce que M. Tasiaux n’est pas alors que la police regorge de commissaires divisionnaires qui, confortablement, n’occupent que des emplois de commissaires avec leur traitement de divisionnaires. Des planqués !

A la police judiciaire de Bruxelles, certains commissaires chefs de division se sont vus nommés commissaires divisionnaires grâce à un bout de loi passe-partout. Sans doute méritaient-ils une telle promotion. Mais on ne comprend pas pourquoi le système mis en place pour eux n’a pas pu être appliqué au commissaire Tasiaux : on y aurait vu quelque chose de « cohérent et homogène », propriétés à laquelle la Police se dit aujourd’hui attachée, comme on le voit plus haut… A défaut, le commissaire Tasiaux est resté chef de l’OCRC… par interim… pendant sept ans.

Sept ans, presque huit, pendant lesquels il n’a fait l’objet d’aucune évaluation négative pas plus que de sanction disciplinaire. Tout au contraire, sa désignation a fait l’objet, tous les six mois, d’évaluations favorables du directeur de la DJSOC, du directeur général de la police judiciaire, du commissaire général de la police fédérale et de l’inspecteur général de la police intégrée adressées au Ministre de l’Intérieur.

Presque huit ans pendant lesquels la direction de la DJSOC a régulièrement ouvert l’emploi que le commissaire Tasiaux y occupe pour y affecter un commissaire divisionnaire. Il se raconte que les rares candidats ont été découragés, soit devant la commission de sélection, soit même avant celle-ci. Des questions auraient même été préparées, dit-on, pour faire chuter l’un ou l’autre candidat devant la commission de sélection s’il s’y présentait. C’est dire si l’on voulait garder l’intérimaire en poste et prolonger son interim au-delà de tout délai raisonnable. Jusqu’à ce que…

On voit à l’historique de l’affaire que l’argument administratif (le grade) ne tient pas. On voit que subitement, la Police, en dépit du bon sens et de l’intérêt du service, veut donner l’impression de se conformer aux règles administratives qu’elle a allègrement contournées pendant près de huit ans.

Et maintenant, une plainte déposée contre lui a valu au commissaire Tasiaux d’être arrêté près de chez lui, au petit matin, en rue et donc en public, d’y être privé de sa liberté avant que son domicile soit perquisitionné et, ensuite, son bureau à Bruxelles. La plainte concernerait des violations du secret professionnel (secret de l’instruction) dans le cadre de l’enquête Qatargate ou d’une enquête connexe dont l’OCRC a la charge sous le contrôle et la direction de juges d’instruction. Elle aurait été formée par une personne politiquement exposée, poursuivie de longue date par la rumeur publique avant qu’elle soit formellement impliquée dans le dossier judiciaire. Très curieusement, cette plainte a, elle, produit des effets quasi immédiats : l’inspection générale de la police a sauté à la gorge du commissaire Tasiaux, l’a arrêté en public et perquisitionné… avant de le libérer sans inculpation à ce jour. Les enquêteurs de l’inspection générale auraient pu l’interpeller dans son bureau et procéder à partir de là : ce n’est pas un
truand, il n’aurait pas fui, on ne l’aurait pas exposé comme tel à son voisinage. Des ordonnances de perquisition ont donc été délivrées par un juge d’instruction, celui qui est saisi de la plainte. Espérons qu’il n’intervient dans aucun autre dossier de la galaxie Qatargate. Mais des perquisitions qui visent le seul commissaire Tasiaux… pour violation du secret d’une instruction bien précise… ? Plusieurs policiers ont travaillé dans ces dossiers, de nombreux policiers et assistants civils dans la chaîne administrative de la police ont eu accès aux procès-verbaux en raison de leurs fonctions (utiles ou, le plus souvent, inutiles), de même au Parquet et chez les juges d’instruction qui se sont succédé dans des conditions pour le moins curieuses…

Le chef de l’OCRC a priori seul suspect ?! Pas de perquisition, dans aucun autre bureau, chez aucun enquêteur ni fonctionnaire, chez aucun magistrat… pas même chez ceux/celui que l’on pourrait penser proche(s) des suspects ? Des « auditions » de collaborateurs sans procès-verbaux… Le bénéfice d’une telle opération est triple. L’intimidation, d’abord. Le dénigrement, ensuite. Enfin, elle permet au plaignant, poursuivi dans d’autre(s) dossier(s), de lire dans les ordinateurs du chef de l’OCRC dont les
données, saisies, seront déposées au greffe et deviendront ainsi accessibles à ce plaignant
(on remarquera au passage que si les sources des journalistes sont à juste titre protégées, les procédés utilisés ici peuvent exposer les sources de la police malgré le cadre légal censé les protéger). Il y avait moyen, il fallait faire autre chose, autrement. Les « petites vacheries entre collègues » ont probablement aussi joué tout comme elles joueront encore à l’avenir, n’en doutons pas.

Pourquoi la direction de la Police (DJSOC et direction générale de la Police judiciaire et commissariat général) a-t-elle décidé d’évincer le commissaire Tasiaux après huit ans et de le remplacer par un autre commissaire, certes divisionnaire, mais inexpérimenté dans la « lutte contre la corruption » et dans la direction d’un service ? Pourquoi l’instruction sur la violation alléguée du secret professionnel a-t-elle débouché si rapidement sur l’opération de police que l’on sait ?

Comme le remarque la Presse, il n’y a pas de réponse à ces questions.

La séquence des événements nous livre des indications :

  • Pendant presque huit ans le commissaire Tasiaux est évalué très positivement par toute la chaîne hiérarchique, jusqu’au Ministre de l’Intérieur, pour justifier sa désignation à l’emploi de chef de l’OCRC et l’y maintenir ;
  • Une délégation belge, comprenant des fonctionnaires de police du plus haut niveau, revient du Maroc où ont été discutés (négociés ?) des accords de coopération policière / judiciaire (sans doute faudrait-il s’intéresser au contenu exact de ces discussions/négociations, au déroulement du séjour et aux contacts préalables… sous toutes leurs formes) ;
  • L’OCRC – qui n’a pas connaissance des négociations/discussions en cours (mais cela ne changerait rien à l’affaire) – remet au Parquet un procès-verbal initial concernant de possibles ingérences étrangères dans les processus politique, diplomatique et judiciaire belges révélées dans un reportage de la RTBF ; la procédure habituelle est respectée ;
  • Le directeur de la DJSOC émet de nouvelles directives concernant le filtrage dans la transmission des (de certains) procès-verbaux initiaux, directives examinées plus haut dans ce texte ;
  • L’emploi du commissaire Tasiaux est mis en compétition et, après près de huit ans, est attribué à un autre fonctionnaire de police manquant d’expérience dans le domaine de la corruption et la direction d’un service mais revêtu du grade de divisionnaire ;
  • Une instruction sur plainte pour violation du secret professionnel en rapport avec la galaxie Qatargate débouche sur une opération de police dont les bénéfices certains sont l’intimidation (des enquêteurs), le dénigrement du commissaire Tasiaux et l’accès des plaignants à ses données informatiques.

Hasard ou coïncidences… ?

Une règle internationalement prônée en matière de lutte contre la corruption est de ne jamais considérer que des faits qui distraient le cours normal des choses dans les affaires publiques relèvent du hasard ou des coïncidences. Il faut toujours les examiner sous l’angle de la corruption dans tous ses aspects, y compris le trafic d’influence.

Au vu de ce qui s’est passé jusqu’à présent, cet examen n’aura évidemment pas lieu et s’il avait lieu, par une sorte de miracle que seule la magistrature pourrait susciter, il serait trop tard car toutes les mesures prises et critiquées ici auraient sorti leurs effets. Autant dire que s’il y avait ingérence de services étrangers, elle serait particulièrement fructueuse.

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