Carte blanche

« Eradiquer le sans-abrisme est un devoir d’intérêt public »

Pour François Bertrand, sociologue et directeur de Bruss’help, l’université de Liège doit s’impliquer dans la recherche de solutions pour mettre fin au sans-abrisme qui explose en Cité ardente, comme dans d’autres villes.

Lors de son discours de rentrée, la rectrice de l’ULiège Anne-Sophie Nyssen a placé la responsabilité sociale de l’université au cœur de son projet. Cette vision d’une université « de plein pied » avec son hinterland est essentielle dans le contexte de chocs sanitaires, sociaux, économiques, migratoires, énergétiques… que nous vivons.

En termes d’esprit critique, l’université m’a enseigné le refus de mentir sur ce que l’on sait. En termes analytique, elle m’a formé à une rigueur et une objectivité orientées solutions. Si je me tourne aujourd’hui vers mon Alma Mater, c’est que sur le terrain de l’action sociale, il fait nuit. Comme professionnel, comme ULgiste et Liégeois, alarmé par l’explosion du sans-abrisme, il me semblait nécessaire de sortir de la réserve qui caractérise habituellement mon métier de service public.

Les situations de survie qui se donnent à voir au seuil des facultés, dans les rues, les tranchées du tram posent question sur les capacités réelles de protection des personnes, d’intervention social-santé et de (re)logement, dans nos villes (NDLR : singulièrement à Liège).

Sans-abrisme: chiffrer pour connaître

« Eclairer les ténèbres » est du ressort de la recherche. Chiffrer l’absence de chez-soi est une étape fondamentale pour orienter les politiques publiques. Mesurer pour guider l’action s’inscrit dans la stratégie Européenne 2030 de lutte contre le sans-abrisme qui prône le renforcement des instruments de dénombrement des personnes sans-abri.

Menés depuis 10 ans en Région de Bruxelles-Capitale, ces dénombrements ont été menés dans plusieurs villes belges. Dès 2020, la Fondation Roi Baudouin a tenté d’amorcer un mouvement pour généraliser ce dispositif. Force est pourtant de constater qu’il s’enraye : Anvers est à la peine tandis que la réitération de Liège, Namur et Charleroi est reportée. Un paradoxe alors que talents et expertises académiques fourmillent et que le Gouvernement Wallon a approuvé en juin dernier la création d’un Observatoire du Sans-Abrisme (OWSA) à l’instar de son homologue bruxellois (Bruss’help). L’implication de chaque Université au sein de ces observatoires publics est capitale.

Bruss’help

Connaître pour agir

Partout, les professions de l’aide sont éreintées par la gestion de crise, certaines de leurs organisations, grevées par l’inflation, sont au bord de l’arrêt de prestations. Renforcer les possibilités du pouvoir d’agir avec impacts passe par la levée de freins tels que l’allocation de ressources publiques et privées à l’intervention d’urgence et de rue sans identification de trajectoires pour les personnes vers l’hébergement spécialisé et le logement. Des solutions existent : les modèles internationaux (Housing First, Housing Led, quotas AIS) permettent d’assurer un toit adossé à un accompagnement social-santé intensif. L’élaboration d’une « stratégie housing » permet un effet de bascule probant en réinsertion là où elle est testée puis structurée.

Construire une telle stratégie passe par une gouvernance multi-niveaux. Ceci suppose que les organisations publiques et de la société civile se parlent. Compte tenu des intérêts divergents des parties prenantes, l’université peut constituer, j’en suis convaincu, un safe space pour initier un dialogue engageant entre acteurs de l’aide, de la santé, du logement, organisations représentant les personnes en précarité et forces vives politiques.

Un statu quo mènerait droit – avec la récession qui vient – à un risque réel d’effondrement de la ligne d’aide

Il est minuit, madame la rectrice. Mais dans le contexte actuel, où les classes les plus fragiles (dont désormais une part des classes moyennes) paient un très lourd tribut, peut-on se satisfaire d’un statu quo ante de la part de la collectivité ? Je pense que non. Pire, celui-ci mènerait droit – avec la récession qui vient – à un risque réel d’effondrement de la ligne d’aide et au retour d’une charité sans rétablissement des droits qui rassure celui qui donne tout en obligeant celui qui reçoit.

Eradiquer le sans-abrisme est un devoir d’intérêt public, un enjeu de justice sociale. Ne le laissons pas verser sur les marchés thématiques de la philanthropie. Pour l’université, « Eclairer les ténèbres », c’est éviter lorsque la Cité sommeille, que Gotham ne s’éveille. Relier les forces vives, c’est nourrir des réponses collectives solides. Tout comme lors des chocs du siècle dernier, la crise actuelle enseigne que seuls les droits affranchissent.

François Bertrand, sociologue, directeur de Bruss’help (organe Régional de Coordination de l’Aide d’Urgence et d’Insertion)

Le titre est de la rédaction. Titre original: « Sans-abrisme : Il est minuit, Madame la Rectrice »

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