Carte blanche
Débattre sur la migration, au-delà de l’émotion et du conservatisme
Alors que les élections se dérouleront dans un an, rien ne semble indiquer qu’un débat majeur sur la migration aura lieu, regrette Naji Habra, recteur honoraire de l’UNamur. Qui propose plusieurs pistes de réflexion pour repenser le sujet, au-delà de l’émotionnel et du conservatisme.
À l’approche des élections, les partis politiques s’attellent à confectionner leurs programmes. Avec le climat, la migration, dont une partie importante est climatique, représente un défi majeur. Comme pour le climat, le citoyen est en droit d’espérer un débat ouvert et instruit qui préparerait une approche collective. Or tout porte à croire que ce débat-là n’aura pas lieu.
La question est régulièrement évoquée, mais à regarder de plus près, ce dont on parle le plus souvent est la crise d’accueil. Sans minimiser cette crise ni nier son urgence, réduire la migration à la gestion de l’accueil permet d’éviter d’aborder la question dans sa globalité et sur le long terme. La façon de traiter les demandeurs d’asile, l’insuffisance des centres d’accueil et la situation des enfants non accompagnés sont des problèmes importants. Mais ils ne représentent qu’une partie de l’iceberg. En touchant l’émotionnel, ce genre de questions mène à la polarisation. Le discours se contente alors de postures. Les uns se posent en chantres de la charité et de l’humanité et les autres en apôtres de la sécurité et de l’ordre.
Le premier pilier d’une politique migratoire est de déterminer à qui on octroie le droit de séjour et à qui on le refuse. Or, il est bien plus confortable d’ignorer cette question principielle et de rester dans les postures.
Une politique globale de migration implique une vision et des choix. Elle devra déterminer:
- des règles qui fixent qui sera autorisé à s’installer sur le territoire
- des actions concrètes pour faciliter l’intégration des celles et ceux qui respectent les règles
- des moyens et des pratiques cohérentes à appliquer pour que les règles soient respectées sur le terrain.
Le premier pilier d’une politique migratoire est de déterminer à qui on octroie le droit de séjour et à qui on le refuse. Or, il est bien plus confortable d’ignorer cette question principielle et de rester dans les postures. On prétend alors soit de pouvoir bloquer toute immigration, soit d’être prêts à accueillir toute la misère du monde. Et cette formule de Michel Rocard est significative, situer la question de la migration sur le plan humanitaire permet aux uns et aux autres de s’y retrouver. Les uns refusent la réflexion sur une quelconque gestion du flux en se drapant d’un manteau de vertu , l’accueil humaniste n’est pas négociable. Les autres demandent sans cesse davantage de sévérité, au nom de cette même vision de l’accueil de la misère, charité bien ordonnée… Ils font semblant d’ignorer tout apport positif de la migration.
En attendant, sur le terrain, une certaine sélection de migrants, réfugiés ou pas, continue à se faire. Et elle se fait, bon gré mal gré, en fonction de méandres administratifs sans vision politique et, d’une certaine manière, sous le contrôle d’intermédiaires et de passeurs.
Dépasser l’émotion et le conservatisme
Fixer des conditions explicites pour baliser une immigration légale et aligner ces balises sur la capacité d’un accueil décent et d’une intégration bénéfique pour tous paraît évident s’il n’y avait, d’une part, la charge émotionnelle, et d’autre part, le conservatisme.
Du côté de l’accueil des réfugiés, la charge émotionnelle est compréhensible. Il n’en demeure pas moins que, même pour cette urgence humanitaire, définir rationnellement des balises, des responsabilités et parler des moyens est nécessaire. Et cela demande de l’humilité.
L’autre raison pour ne pas définir une politique de l’immigration est liée au conservatisme du marché du travail. Ce marché se trouve en équilibre tellement fragile que tout changement représente un risque. On s’est habitué à un écosystème paradoxal qui fait cohabiter un taux de chômage élevé avec des métiers en pénuries. Ouvrir ce marché par des règles explicites et transparentes risque d’être perçu comme une menace de cet équilibre. On préfère alors laisser se développer le travail en noir ou ouvrir des portes dérobées : des dispositifs ponctuels, peu connus, taillés sur mesure, pour échapper ou contourner des règles sans aucune vision globale.
La détermination de balises explicites pour une ouverture du marché de travail est certes complexe : quels métiers, pour combien de temps, dans quelles conditions sociales ? Il s’agit d’un (nouvel) équilibre qui appelle à un dialogue et un consensus.
Affirmer ne pas vouloir priver les pays d’origine d’une main-d’œuvre nécessaire à leur développement demeure une belle utopie tant que ceci n’est pas accompagné d’une politique étrangère proactive et ciblée. Ce qui est loin d’être le cas.
Affirmer des valeurs est facile tant que l’on reste au niveau d’une nomination générique et floue : l’humanisme, la liberté, etc. Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de se prononcer concrètement sur des accommodements raisonnables
Le deuxième pilier comprend des actions pour faciliter l’intégration des migrants. Ici aussi, un débat de fond est risqué puisqu’il mène à discuter de valeurs et d’identité, termes qui sont -tout comme intégration- déjà connotés et considérés parfois comme suspects par un certain communautarisme rampant.
Affirmer des valeurs est facile tant que l’on reste au niveau d’une nomination générique et floue : l’humanisme, la liberté, etc. Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de se prononcer concrètement sur des accommodements raisonnables par rapport à ces valeurs. Pour ceux-là on procède, au cas par cas, à des interprétations ad hoc. La laïcité et même la neutralité deviennent négociables ; de simples tenues vestimentaires se transforment en une partie intégrante des valeurs sacrées, tantôt pour les uns tantôt pour les autres ; le bien-être animal devient un enjeu économique à géométrie variable… On se polarise sur des postures.
Ne peut-on pas définir, ou réactualiser, par consensus, un socle de valeurs communes qui fondent notre société en évolution ? Une sorte de charte qui détermine d’une façon opérationnelle ce qui permettrait le vivre ensemble, ici et aujourd’hui. Ne peut-on pas s’accorder au moins sur la primauté de la loi civile, sur la liberté d’expression, sur une égalité non négociable femmes-hommes, sur une séparation totale du religieux et du politique, sur la neutralité de l’état ?
Notons que les accommodements ne sont pas tant la priorité des migrants que celle d’une certaine population belge installée depuis des générations. Le débat n’en demeure pas moins nécessaire. Avec le Covid, les enjeux environnementaux et les relations sociales qui sont de plus en plus virtuelles, le débat sur le vivre ensemble devient même salutaire.
Le troisième pilier d’une politique d’immigration est son volet pratique. Il ne suffit pas de fixer des règles claires et démocratiquement admises, il faut encore être en mesure de les appliquer. Un décalage entre les principes et leur application peut produire un effet désastreux qui va à l’encontre de ces mêmes principes et qui peut, à son tour, engendrer de nouveaux problèmes.
À titre d’exemple, le droit d’asile a beau être balisé, ce droit est menacé lorsque le traitement d’une demande dure des mois pendant lesquelles le demandeur serait rentré dans une spirale infernale, à la marge ou en dehors de la légalité. Les principes d’un accueil digne et humain nécessitent des structures d’accueil adéquates et suffisantes. Communiquer sur des principes, ou s’indigner lorsqu’ils ne sont pas respectés est bien, mais les concrétiser par un budget et des moyens précis serait plus engageant. De plus, une telle quantification obligerait à reconnaître, modestement, mais honnêtement, les limites de la politique de migration et à annoncer courageusement les arbitrages à faire.
Concrétiser les principes demande également la clarté et l’honnêteté dans le discours. Aussi, tout en reconnaissant la dimension émotionnelle des expulsions des illégaux, il faut se rappeler qu’appliquer un refus d’asile est tout aussi important que respecter une acceptation. Il s’agit simplement du respect de la loi dans un état de droit. Et il n’est pas honnête d’exploiter, ni dans un sens ni dans un autre, l’émotion liée à ces expulsions sans avoir agi en amont à la base.
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Une véritable politique d’immigration réaliste, apaisée et en cohérence avec nos valeurs doit dépasser l’émotionnel et l’instantané de l’accueil pour s’inscrire dans la durée et le rationnel de l’intégration. C’est un choix de société qui implique de chercher le plus large consensus possible et d’éviter les polémiques stériles. Notre système politique est-il capable de mener un tel débat salutaire ?
Naji Habra, recteur honoraire de l’UNamur
Le titre est de la rédaction. Titre original: « Le débat sur la migration aura-t-il lieu ? »
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