Joseph Ndwaniye

Les cicatrices invisibles d’Ali: une leçon de vie sur le sans-abrisme

Joseph Ndwaniye Infirmier et écrivain.

Dans une rue de Bruxelles, Ali, SDF, arbore ses «blessures de guerre» comme un acte d’insoumission pour dire à la face du monde son humanité.

Dans le froid mordant de Bruxelles, sur une avenue où la vie ne s’arrête jamais, un homme capte mon regard. Sa chemise grande ouverte défie l’hiver, révélant un torse maigre, marqué par une quinzaine d’agrafes qui scintillent à la lumière du jour. Un sourire presque insolent éclaire son visage, comme s’il bravait non seulement le froid mais aussi le monde. Intrigué, en tant que soignant, je m’approche. Il est méfiant. «Juste une bagarre», marmonne-t-il avant de s’éloigner. Je sens que poursuivre l’échange serait vain. Les jours suivants, je tente petit à petit de fendre la carapace qu’il s’est forgée. Après plusieurs échanges, il accepte enfin de me confier ce qu’il s’est réellement passé. «Un inconnu m’a poignardé parce que je ne suis pas d’ici, lâche-t-il. Ce lâche en a profité pour me voler le billet de 50 euros qu’un passant généreux venait de déposer dans mon gobelet.»

Ali a quitté l’Afghanistan il y a 19 ans, fuyant une guerre qui n’en finissait plus. Il rêvait d’un refuge, d’une existence paisible dans un pays où il pourrait enfin vivre sans crainte. Mais l’exil est un chemin escarpé. Apprendre une nouvelle langue, se confronter à des traditions inconnues, se heurter à l’indifférence… Malgré ses efforts, il s’est retrouvé broyé par les rouages administratifs, condamné à l’errance. Depuis dix ans, il vit dans la rue, exposé au climat belge qui peut être rude, sans abri ni protection. Il refuse de s’effacer, de disparaître sous le poids des épreuves.

Une leçon de survie, mais aussi un rappel de notre responsabilité collective: défendre la dignité humaine.

Interpellé par la résistance hors norme qu’il semble afficher, en opposition avec la vulnérabilité de son corps maigre, je me suis documenté sur les mécanismes qui permettent au corps de survivre dans des situations extrêmes. Deux phénomènes physiques entrent en jeu. La vasoconstriction périphérique, d’abord, qui, en restreignant l’apport de sang vers les extrémités, permet de diminuer les pertes de chaleur vers l’extérieur, de la garder pour assurer le fonctionnement des organes vitaux, de mieux les irriguer et les oxygéner. Le deuxième est le frisson. Celui-ci génère de la chaleur en contractant les muscles par réflexe automatique. Ceux qui vivent en permanence dans le froid finissent par développer une certaine acclimatation. Ali, lui, porte des blessures qui devraient rendre inopérant ce mécanisme. Pourtant, il semble défier les lois biologiques. Quand je le retrouve une semaine plus tard, toutes ses agrafes ont été retirées, sauf une. A mon étonnement, il me confie que c’est lui qui a demandé à la garder. Blessure de guerre… Trace indélébile de son parcours.

Le métabolisme basal joue aussi un rôle clé. En brûlant les réserves de graisses accumulées, le corps produit de la chaleur. Or, les personnes sans abri, souvent sous-alimentées, manquent de ces réserves énergétiques. Leur vulnérabilité face à l’hypothermie est d’autant plus grande. A force de recherches, je comprends que sa force ne réside pas seulement dans son corps. Son esprit y prend une bonne part. Des études en neurosciences montrent que la résilience mentale peut influencer, en la réduisant, la perception du froid tout en augmentant la résistance. Ali ne cache pas ses cicatrices. Il les arbore comme un acte d’insoumission pour dire à la face du monde son humanité. Sa résistance héroïque illustre le fragile équilibre entre physiologie et détermination. Une leçon de survie, mais aussi un rappel de notre responsabilité collective: celle de reconnaître et de défendre la dignité humaine, quelles que soient les circonstances.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire