Fake news, complotisme: la vérité a-t-elle jamais eu du sens ?
Toujours foisonnantes en 2022, comme on l’a vu lors de la campagne électorale au Brésil ou sur Twitter « libéré » par Elon Musk, les fake news n’ont rien de nouveau. Cette arme politique est vieille comme l’humanité. Mais le retour du complotisme, grâce aux réseaux sociaux, lui a redonné d’inquiétantes couleurs. Si le fact-checking des médias traditionnels n’y peut pas grand-chose, il y a tout de même des raisons d’espérer. Notamment grâce aux jeunes.
La désastreuse campagne de Jair Bolsonaro aura été le point d’orgue du déluge de fake news qui a marqué son mandat de président du plus grand pays d’Amérique latine. Au point que le tribunal électoral supérieur du Brésil a ouvert une enquête sur un «écosystème de désinformation» conçu par l’équipe, surnommée le «cabinet de la haine», du candidat sortant. Mi-octobre, ce tribunal a dû renforcer son arsenal légal pour pouvoir exiger le retrait, dans les deux heures, d’un contenu «irrégulier» sur les réseaux sociaux, une des techniques prisées par Bolsonaro étant la publication, sur WhatsApp, de vidéos dans lesquelles les propos de son concurrent, Luiz Lula, étaient détournés.
Vérité et politique n’ont jamais fait bon ménage. Depuis l’Antiquité, l’exercice du pouvoir s’est rarement déroulé sans verser dans la manipulation, voire le mensonge.
L’une d’elles montrait Lula affirmant: «Je dois mentir, les politiciens doivent mentir.» En réalité, il s’agissait d’un entretien accordé à une chaîne de podcasts, dans lequel Lula prêtait cette phrase à Bolsonaro qu’il traitait de «menteur compulsif». Une journaliste du quotidien Folhade S. Paulo a enquêté sur la propagation, durant la campagne de 2018, de fake news sur WhatsApp dont le Brésil, avec 130 millions d’utilisateurs, est le deuxième marché mondial. Patricia Mello a démontré comment Bolsonaro a bénéficié de fonds privés illégaux pour inonder les réseaux sociaux de mensonges, tout en discréditant la presse traditionnelle, et utiliser les données personnelles des utilisateurs pour microcibler sa propagande.
Le président de la désinformation
Une impression de déjà-vu? En effet, Donald Trump a fait des émules, au Brésil, mais aussi en Inde ou aux Philippines, chez ceux que Mello appelle les «digital populists». L’ex-président américain a marqué un tournant dans l’histoire de la désinformation, tant il a proféré de mensonges lorsqu’il occupait la Maison-Blanche: 30 573 en quatre ans (vingt par jour), selon The Washington Post. L’ancien animateur de téléréalité a fait des fake news une arme politique, détournant même le terme pour dénoncer les médias qui ne roulent pas pour lui: «You are fake news, enemy of the people», assénait-il aux journalistes de CNN, réputés pour leur rigueur. Des chercheurs de l’université Cornell (Etat de New York) ont démontré que le président républicain avait été le plus grand facteur de dés- information sur le Covid durant la pandémie.
Avant son accession au pouvoir en 2017, Trump n’avait cependant pas l’apanage des contre-vérités. On connaît l’argument farfelu – selon lequel l’UE coûtait 350 millions de livres par semaine aux Britanniques – qui a permis à Boris Johnson de gagner la bataille du Brexit, en 2016. Dans un édito qui a fait date, la rédactrice en chef du Guardian s’était alors demandé si «la vérité compte encore» et l’Oxford Dictionary avait consacré la «postvérité» comme le mot de l’année, avec la définition suivante: «circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles».
Des chrétiens «cannibales»
Dès son début, le XXIe siècle, avec la montée en puissance des médias sociaux et de la blogosphère, s’est inscrit sous le signe de la postvérité, caractérisée par la montée en puissance des théories du complot. Les attentats du 11 septembre 2001 en ont été le déclencheur avec des démarches comme le 9/11 Truth Movement. Essaimant partout dans le monde, ce rassemblement d’organisations et d’individus qui communiquaient par Internet a tenté de convaincre que l’affaissement des tours jumelles n’était pas dû aux avions qui les ont percutées mais à des explosifs qui y avaient été dissimulés. Leurs suspicions tournaient autour d’un mensonge officiel orchestré par le président George W. Bush, jamais démontré.
L’ironie est que, deux ans plus tard, après la fake news du massacre de bébés koweitiens par des soldats irakiens, un réel mensonge sera lâché, devant l’ONU, par le secrétaire d’Etat Colin Powell lui-même, sur la fabrication d’armes de destruction massive par l’Irak, mensonge qui encouragea la communauté internationale à s’engager dans une guerre qui dura dix ans. Un mensonge finalement avoué, jamais sanctionné. Vérité et politique n’ont jamais fait bon ménage. Depuis l’Antiquité, l’exercice du pouvoir s’est rarement déroulé sans verser dans la manipulation voire le mensonge. Les orateurs grecs, comme Démosthène, pratiquaient impunément la calomnie au sein des premières assemblées démocratiques. Avant l’empereur Constantin Ier, les Romains utilisaient les ressorts de la désinformation pour justifier la persécution des chrétiens accusés de cannibalisme parce qu’ils «mangeaient le corps du christ».
Pulitzer, prix de la manipulation
La première fake news de l’ère moderne est celle qui, en 1898, imputa aux Espagnols l’explosion, pourtant avérée accidentelle, du cuirassé américain Maine dans le port de La Havane. Cela permit aux Etats-Unis de justifier leur débarquement à Cuba et de bouter les Espagnols, avec la complicité de grands journaux de l’époque dont le New York World d’un certain Joseph Pulitzer qui se rattrapa, à la fin de sa carrière, en créant l’excellente école de journalisme Columbia de New York et en donnant son nom au célèbre prix décerné à la presse.
Selon Robert Darnton, qui s’est beaucoup intéressé à la désinformation en tant qu’historien à l’université Harvard, «on retrouve tout au long de l’histoire l’équivalent de l’épidémie actuelle de fake news». La propagande et la fabrication de faits n’ont rien d’exceptionnel. Au VIe siècle avant J.-C., le stratège chinois Sun Tzu expliquait déjà dans son Art de la guerre l’utilité de la duperie dans les conflits. Jusqu’à l’invasion de la Russie en Ukraine cette année, cela ne s’est jamais démenti. Idem pour le complotisme, une arme de pouvoir très efficace qu’il faut distinguer des fake news. «Une chose est de répandre de fausses informations, c’en est une autre de construire une pensée autour de ces fausses informations», soutient l’historienne Marie Peltier, professeure à la haute école Galilée, à Bruxelles.
Une logique de domination
Cette spécialiste du complotisme situe l’émergence de celui-ci au XVIIIe siècle, dans le contexte de la pré-Révolution française: la monarchie et l’Eglise l’ont intégré dans leur arsenal défensif en diffusant de faux écrits accusant la franc-maçonnerie de fomenter la Révolution pour de sombres intérêts. «Le complotisme est une arme de pouvoir utilisée pour maintenir une logique de domination et casser les élans d’émancipation, observe-t-elle. On retrouve le même processus avec le Protocole des sages de Sion, un document inventé de toutes pièces par la police du tsar de Russie dans de mêmes circonstances prérévolutionnaires, au tout début du XXe siècle, et fabriqué en France. Cette intox devait alimenter la haine envers les Juifs pour discréditer les opposants au régime tsariste.»
Cela n’a pas réussi ni empêché les bolcheviks d’assassiner la famille impériale en 1918. Mais le journal The Times de Londres lui a accordé du crédit et de la publicité encore en 1920, avant de se rétracter un an plus tard. Il n’en fallut pas plus à Adolf Hitler pour le désigner dans Mein Kampf, en 1925, comme preuve d’un supposé complot juif mondial. On connaît la suite. L’Holocauste a été précédé et accompagné par une propagande antijuive bourrée de contre-vérités complotistes. En 1935, remaniant la recette de la police tsariste, le ministre nazi de la Propagande, Joseph Goebbels, établissait un lien de conspiration entre le bolchevisme et la communauté juive internationale visant à détruire la civilisation occidentale.
Le débat du libertarisme, tel que porté par Elon Musk avec un outil aussi puissant que Twitter, bouscule le cadre de la vérité journalistique.
Complotisme, le retour!
Pour Marie Peltier, après une accalmie d’un demi-siècle, on perçoit, depuis 2000, une résurgence du phénomène complotiste grâce au medium Internet qui lui a donné une force de frappe sans précédent. L’évolution des technologies de diffusion a influencé, de tout temps, la désinformation, depuis l’apparition de l’imprimerie au XVe siècle jusqu’à l’invention de la radio et de la télévision dans la première moitié du XXe siècle. «Mais cela a pris une tout autre ampleur avec l’essor des réseaux sociaux depuis 2010, note l’historienne, car chacun peut y être son propre créateur de contenu et répandre de fausses informations de manière décomplexée. Avant cela, avec la télévision qui reste un outil de diffusion plus canalisé, les discours conspirationnistes avaient été relativement marginalisés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On était aussi porté par le “plus jamais ça”.»
Le Web a été et demeure le vecteur privilégié de la crise de la parole d’autorité actuelle, celle des politiques, des scientifiques (on l’a vu pendant le Covid), mais, surtout, des médias. «En particulier, la figure du présentateur du journal télévisé, qui ne laisse aucune place au doute et à qui on accordait toute sa confiance, est tombée de son piédestal, remarque Benoît Grevisse, directeur de l’école de journalisme de l’UCLouvain. Les réseaux sociaux ont entraîné une réécriture de la vérité et de la liberté d’expression qui, dans un modèle journalo-centré, a longtemps été réduite à la liberté de la presse. Dans un contexte de déconstruction des élites, des institutions, des savoirs, au profit d’un certain communautarisme qui assène des vérités simplistes en jouant sur l’émotion, le journaliste, dont le propos est davantage rationnel et complexe, apparaît de plus en plus désincarné. Il est suspecté d’être représentatif d’une volonté de maintenir l’ordre établi.»
Au temps des «canards»
Depuis l’épisode désastreux du Maine et de Pulitzer, le journalisme a pourtant bien changé, avec l’industrialisation de la presse, mais surtout la professionnalisation de l’activité journalistique et son adhésion à une déontologie basée sur l’indépendance et le respect des personnes. Il est loin le temps des «canards», ces feuilles de chou qui, apparues au XVIIIe siècle, étaient truffées de ragots de taverne ou de rumeurs et qui, par exemple, ont considérablement attisé la haine du peuple français à l’égard de Marie-Antoinette, en lui inventant des histoires d’infidélité.
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Pourtant, la société de défiance n’a fait que grandir ces deux dernières décennies. Pour Marie Peltier, le discours antisystème est même en train de prendre le pouvoir. «Trump en est la parfaite incarnation, dit-elle. Il a tenu des propos antisystème tout en en prenant la tête. Une incroyable imposture… Et il n’est pas le seul. Ce sont souvent des leaders populistes et de l’extrême droite, conspirationniste dans son ADN, qui commettent cette imposture.»
Dans La Désinformation, les armes du faux (éd. Armand Colin), le médiologue François-Bernard Huyghe écrivait déjà en 2016, juste avant l’arrivée de Trump au pouvoir: «Le système d’information surabondante qui devait permettre à l’opinion de se former librement, démocratiquement, est faussé» et «le village global commence à ressembler à un patelin où règnent la diffamation, la rumeur, les croyances irrationnelles, le conformisme et où sévit la chasse aux sorcières». Un propos plus que jamais d’actualité. La récente mainmise d’Elon Musk sur Twitter, avec la volonté d’y assouplir les règles de modération, est une illustration éclatante de cette tendance à encourager la mentalité de patelin et la compétition entre vérités.
Pour ou contre la démocratie
«Le débat du libertarisme, tel que porté désormais par Musk avec un outil aussi puissant que Twitter, bouscule en tout cas le cadre de la vérité journalistique, confirme le Pr Grevisse. Depuis plusieurs années, les médias réagissent en publiant des rubriques de fact-checking, lequel se focalise surtout sur les débats et les discours politiques, en particulier de l’extrême droite. Mais cela revient finalement à prêcher un public de convaincus. Les autres considèrent que le fact-checking contribue à défendre l’ordre établi.» Un sondage RTBF a révélé, en 2021, qu’un Belge sur trois n’a pas confiance dans les journalistes, estimant qu’ils manquent d’indépendance à l’égard des autorités. Dans l’Hexagone, 67% des Français interrogés par l’Ifop l’an dernier doutent de la véracité d’une information même si elle provient d’un média reconnu et 76% considèrent que la diversité des points de vue et des opinions dans les médias s’est réduite.
«On a du mal, aujourd’hui, à sortir de la fascination pour l’objectivité journalistique, constate Benoît Grevisse. Or, il faut repenser le rôle de chien de garde de la démocratie dans une société qui a terriblement changé. Il faut pouvoir réaffirmer et montrer que le journalisme est aussi une opinion, qu’il permet le débat.» Marie Peltier partage cette analyse en le disant autrement: «Le malentendu actuel est qu’au-delà des faits, la crise du récit est une crise de la vision, développe-t-elle. Si Trump fait mouche en racontant n’importe quoi, c’est parce qu’il offre une vision, celle du “Make america great again”. Ultrasimpliste. Mais une vision malgré tout. Les médias devraient davantage expliquer quelle vision de la société ils défendent. La posture de pseudo-neutralité leur fait du tort. Aujourd’hui, dans un monde à l’avenir incertain et confus, les gens veulent comprendre pourquoi on se bat, ce qu’on défend.»
Face à la déferlante des fake news, toujours persistante, il existe toutefois des signes d’espoir, comme la victoire des démocrates américains aux élections de mi-mandat, le 8 novembre dernier. Pour faire face à des élus conservateurs dont une bonne partie ne reconnaît toujours pas les résultats de la présidentielle de 2020, ceux-ci avaient avancé un argument binaire et une vision simple (justement) pour la société: soit on choisit la démocratie, soit on vote contre. Cela a plutôt bien fonctionné. Autre raison d’espérer: les jeunes. Les professeurs Peltier et Grevisse constatent unanimement que, s’ils se sont détournés des médias traditionnels, les jeunes sont mieux outillés qu’il y a quelques années pour réaliser leur propre fact-checking sur le Web. Des enquêtes ont d’ailleurs montré qu’ils sont bien moins touchés par le conspirationnisme que leurs aînés.
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