Jeux de société: indémodable Rummikub
Malgré la concurrence, le Rummikub séduit toujours grâce à ses règles simples et son potentiel intergénérationnel. La preuve au récent championnat wallon.
Son expérience ne peut le trahir, alors il sait déjà. Il sait que ses trois adversaires sont battus, il sait qu’il va gagner. Patiemment, le seul candidat masculin de la table 8 attend donc son tour pour poser la dernière tuile qui orne son râtelier de Rummikub.
Sa victoire est modeste, silencieuse, respectueuse des 36 autres joueurs toujours occupés à faire cliqueter les pièces sur les dix tables soigneusement dressées. Ce samedi, en plein milieu du Westland Shopping d’Anderlecht, la concentration est telle que même la musique typiquement horripilante de centre commercial ne peut ébranler les concurrents.
Autour d’eux, des badauds en pleines emplettes leur consacrent généralement le temps d’une photo. Il y a bien ce senior qui passe sa tête, mais son coup d’œil de prime abord attentif s’avère finalement furtif. Et lui suffit pour livrer son analyse à son épouse: «Ils n’ont pas fait de suite…» L’instant d’après, il a déjà détourné le regard, tracé sa route et raté derechef l’occasion d’assister au Championnat wallon de Rummikub 2023.
Je trouve passionnant que le Rummikub ait joué un petit rôle dans l’histoire.
Les anciens, les modernes
Le Rummikub est un jeu de placement dont le but est de récolter, assembler puis poser dans un espace commun des tuiles numérotées de 1 à 13 sous forme de suites ou de séries. Le premier qui vide sa réserve remporte la manche.
Depuis 1991, les meilleurs joueurs de la planète se rassemblent tous les trois ans lors d’un championnat mondial de la discipline. Cet automne, les passionnés francophones de Belgique disputaient la manche qualificative pour la finale nationale (remportée le 18 novembre par l’Anversoise Camille Lescrauwaet) elle-même pourvoyeuse d’un billet unique pour la prochaine édition internationale, prévue au printemps 2024, à Gdansk, en Pologne.
L’initiative émane de Goliath Games, le fabricant du jeu, et est coordonnée chez nous par Martine Baetslé, son costume rose et son accent du Nord. «On a toujours organisé la compétition en centre commercial, précise-t-elle. L’endroit est lumineux et ouvert pour que tout le monde puisse observer. C’est ouvert à tous: un gamin qui n’avait jamais joué s’est inscrit il y a quelques années à Charleroi… et il a fini deuxième!»
Rummikub pour tous!
Souvent abonné aux armoires à jeux poussiéreuses de campings et de gîtes flamands ou néerlandais, le Rummikub traîne une réputation de divertissement dépassé. Pourtant, ce matin au Westland, il y a autant de vieux fourneaux que de blancs becs, voire même de minots, comme Lisa, 13 ans.
Des vacances un peu ennuyeuses chez sa tante l’ont récemment amenée à ouvrir la fameuse boîte bleue. Après avoir battu toute sa famille, la Sombreffoise a logiquement cherché à se mesurer à plus fort. «Je suis un peu gênée d’avoir autant d’habitués face à moi, mais je n’ai pas voulu suivre de tutos ou apprendre de tactiques avant de venir, je veux tester ma façon de jouer, sourit-elle. J’adore l’idée de réfléchir et de mémoriser autour des chiffres, même si, au départ, je ne suis pas une grande fan des jeux de société.»
Intergénérationnel
Chargé de cours à l’Ecole de communication de l’UCLouvain et authentique ludologue, Thibault Philippette considère le Rummikub comme un titre idéal pour les joueurs dits «casual», soit irréguliers: «Il y a un potentiel de rassemblement intergénérationnel et familial dû à la prise en main rapide et à cette chance de gagner offerte à tous… De manière générale, pour jouer, il faut pouvoir adopter une attitude ludique et Rummikub appose très peu de barrières pour y arriver. Ça en fait sa force.»
Rummikub fait partie de ces géants qui ne meurent jamais.
Les discussions entre joueurs s’enclenchent surtout entre les manches, mêlant débriefings et conseils. Une quadra rejoint son compagnon assis un peu plus loin pour lui communiquer sa victoire avec une fierté discrète. A la table 10, Serge semble, lui, un peu dans le dur.
Jeu en famille
Le tout premier champion wallon de l’histoire n’a pas encore remporté une seule partie. Ça titille le compétiteur qu’il est, mais laisse indifférent le père de famille, tout heureux d’avoir emmené ses quatre filles avec lui ce matin. «Je viens d’une famille italienne assez pauvre où le dimanche était automatiquement consacré au rami (NDLR: un jeu de cartes aux règles semblables à celles du Rummikub) une fois le repas terminé, raconte le Liégeois. Jusqu’à 7 ou 8 ans, je regardais les grands puis un jour, j’ai reçu l’invitation providentielle à jouer, c’était parti.»
Quand il découvre l’existence d’un championnat wallon de Rummikub en 2005, Serge décèle trop de similitudes avec le rami pour passer à côté. La madeleine de Proust de son enfance est savoureuse, tout comme sa victoire finale qui lui permet de ramener un exemplaire du jeu à la maison. «Autour de la table, on s’est vite retrouvés à quatre, puis cinq et six avec mes filles, poursuit Serge. Le jeu crée des liens. Il y a évidemment des petites chamailleries, mais ça permet aussi de fédérer une famille, d’apprendre le respect ou, pour elles, de savoir compter les points. Aujourd’hui, mon aînée est mariée, la deuxième est en kot… les autres partiront très vite donc je profite au maximum des deux ou trois parties que l’on dispute chaque mois.»
« Le plaisir ludique du Rummikub »
Comptable de formation et acharné de la logique des chiffres, Serge est naturellement conquis par le concept d’abduction, soit le test d’hypothèses, qui a toute son importance dans le Rummikub. «C’est l’idée de chercher à faire se révéler certaines combinaisons que l’on n’a pas imaginées au départ, détaille le ludologue Thibault Philippette. Les jeunes joueurs qui débutent s’essaient souvent à ce genre de manipulation. C’est un apprentissage par essai-erreur qui permet de comprendre la résolution d’un problème et c’est le cœur même du plaisir ludique du Rummikub.»
Serge se dit aussi très attaché à la touche historique de ce jeu créé dans les années 1940 par le Roumain Ephraim Hertzano. «A cette époque, le régime communiste interdisait les jeux de cartes, informe le Liégeois. Hertzano a donc utilisé des petites tuiles de toiture et a remplacé le valet, la dame et le roi – plus difficiles à tailler – par le 11, le 12 et le 13.»
C’est après son déménagement en Israël, où le jeu est toujours fabriqué, que l’inventeur a ensuite contribué à lui faire prendre une dimension internationale. «Je trouve passionnant que le Rummikub ait joué un petit rôle dans l’histoire, qu’un homme soit parvenu à contourner les lois pour permettre à d’autres de s’évader de leur quotidien difficile.»
Sérénité et simplicité
Une fois la majorité des parties de la matinée achevées, plusieurs concurrents en pause et l’animateur, micro en main, se rassemblent autour de la dernière table encore occupée. Une pression qui suffit à pousser une jeune candidate à renverser maladroitement son râtelier et dévoiler son jeu.
Beaucoup participent à leur premier championnat, alors Valérie se démène pour les détendre avec sa bonhomie et son rire franc. La compétition ne pèse pas bien lourd à ses yeux par rapport aux pouvoirs du jeu, qui ravive les souvenirs de sa grand-mère joueuse, lui a permis de rencontrer son compagnon et est source de connexions improbables, comme un jour dans cet hôtel en Turquie où elle a abouti à la table d’inconnus dont elle ne comprenait pas un mot.
Le jeu comme thérapie
Inutile en revanche de la prendre pour une bleue: Valérie a participé au Championnat du monde 2015 à Berlin, autant dire qu’elle s’y connaît en tactique. «C’est un jeu accessible tant que l’on sait compter jusqu’à 30, mais il y a beaucoup de stratégie: il faut constamment garder une vue d’ensemble.»
Ce n’est pourtant pas l’aspect sur lequel cette éducatrice en hôpital psychiatrique insiste le plus lorsqu’elle ouvre la boîte avec ses patients. «Le jeu permet de se déconnecter de ce que l’on vit et, parfois, d’être un peu plus serein au moment de réfléchir, par exemple à ses soucis, estime-t-elle. Il m’est aussi arrivé de déclencher une certaine motivation grâce au Rummikub. C’est peut-être dérisoire, mais pendant la durée de la partie, ces patients ne pensent pas à consommer de la drogue ou à faire des bêtises…»
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C’est un jeu accessible tant qu’on sait compter jusqu’à 30, mais il y a beaucoup de stratégie.
Le jeu qui ne meurt jamais
En pleine bourre depuis le tournant du XXIe siècle, l’industrie du jeu de société propose aujourd’hui jusqu’à 1 500 nouveaux titres chaque année rien que sur le marché francophone.
Pourtant, Rummikub fait partie de ces géants qui ne meurent jamais. Ceux qui ornent les étalages de toutes les boutiques, spécialisées ou non, même si la société Goliath refuse de rendre ses chiffres de vente publics.
«Il y a une tendance actuelle à la complexification des jeux, concède Thibault Philippette. Malgré tout, des titres très simples plaisent toujours. Parce qu’on les appréhende assez vite, qu’ils impliquent de la manipulation – quel plaisir de déplacer des tuiles – et qu’ils peuvent aussi se transposer sur d’autres formats, comme les smartphones, où les jeux de chiffres et de lettres ont la cote.»
Seize heures au Westland, le championnat prend fin. Les dix premiers classés, emmenés par Aliosha Solé, dorénavant championne wallonne, sont retenus pour affronter dix Flamands mi-novembre et briguer la place de la Belgique au mondial, en avril 2024. Parmi eux, un mélange d’étudiants, de retraités et d’actifs. Difficile de faire plus intergénérationnel.
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