Jean-Jacques Jespers : «La disparition de la presse d’opinion était inéluctable»
Jean-Jacques Jespers a publié des radioscopies de la presse belge, nationale comme régionale. Il a présenté le JT de la RTBF, enseigné le journalisme et est membre actif du Conseil de déontologie journalistique depuis sa création. A l’occasion l’anniversaire du Vif, il retrace l’évolution des médias belges ces quarante dernières années, lui qui en est l’un des acteurs, l’une des figures, l’un des «pourvoyeurs» et l’un des «gardiens».
En 1983, la presse belge comptait une vingtaine de quotidiens francophones. Il n’y a plus que Le Soir, La Libre, Sudinfo, La DH, L’Avenir et L’Echo. Que s’est-il passé?
A l’époque, beaucoup sont des journaux d’opinion: La Wallonie, Le Peuple, La Cité, Le Drapeau rouge… Dans une société de piliers – catholique, socialiste, libéral – entre lesquels des partis non traditionnels émergent seulement: Ecolo a 3 ans, le FDF 20 ans, le Rassemblement wallon 18 ans. On naît dans un hôpital catholique, ou non ; on fréquente une école catholique, ou pas ; on est affilié à la mutuelle chrétienne ou socialiste… Et on lit les journaux selon cette même logique, en fonction de son adhésion à l’idéologie représentée par le journal. Plusieurs, nés comme des quotidiens de combat, sont des éléments d’identification pour des gens encore très attachés aux éléments d’identification. Mais la société s’est déstructurée, les piliers se sont éparpillés et défaits. On n’a plus pu compter sur ce phénomène d’identification. A partir du moment où l’adhésion s’effilochait, ou disparaissait, le seul moteur pour acheter un journal est devenu l’intérêt qu’on pouvait y trouver. Et pour continuer à susciter l’intérêt d’un consommateur qui n’était plus un militant, il fallait investir, opérer une transformation radicale et ne plus considérer le lecteur comme acquis d’avance mais comme quelqu’un qu’il fallait aller chercher. Par conséquent, aujourd’hui, ce n’est plus l’orientation politique qui permet de distinguer un journal d’un autre mais son lectorat, sa ligne éditoriale, ses priorités. Ceux qui restent sont devenus plus ou moins pluralistes. Même si on peut voir dans certains éditoriaux des positions plutôt connotées centristes, de droite ou de centre-gauche, il n’y a plus de positionnement idéologique clair. Tous ouvrent leurs colonnes à des opinions qui balaient très large. A l’image de la société, sortie du spectre politique gauche-droite pour des positionnements face à des enjeux, comme l’écologie ou la mobilité, et où l’électeur fait du shopping, passant d’un parti à l’autre.
Ce n’est plus l’orientation politique qui permet de distinguer un journal d’un autre mais son lectorat, sa ligne éditoriale.
Est-ce pour cette raison que les journaux d’opinion meurent tous au cours de la décennie suivante?
Si le sympathisant ou le militant devient un électeur hésitant, si le nombre d’affiliés aux partis et syndicats diminue, s’il y a une désolidarisation d’avec les organisations, les organes de presse qui les symbolisent, représentent et identifient sont obligés de changer: soit ils disparaissent, parce qu’ils ne remplissent plus leur rôle, soit ils doivent se modifier, comme De Morgen l’a fait en Flandre (d’un journal militant à un journal pour jeunes intellectuels). Les organisations éditrices – tel parti, tel syndicat – étaient devant un choix: utiliser l’argent, pas énorme, pour autre chose, ou investir pour faire du titre un acteur du marché, comparable à ses concurrents directs. Mais l’investissement était hors de portée, le cas du Mouvement ouvrier chrétien et de La Cité est emblématique. Elles ont donc renoncé à leurs quotidiens respectifs pour faire plutôt de l’éducation populaire, ce à quoi se rêvaient les journaux à leur époque: on y donnait des consignes de vote ou d’action mais on y disait aussi comment le monde fonctionne si on le regarde d’un point de vue ouvrier, socialiste, etc. On donnait des clés d’interprétation. La disparition de la presse d’organisations était donc inéluctable. Reflet et accélération d’une évolution de la société.
Comment analyser l’évolution de la télé et de la radio? Les années 1980 symbolisent l’arrivée des radios privées et de RTL-TVi…
L’offre s’élargit alors, et toujours plus ensuite. Elle devient tellement vaste qu’on peut ne choisir qu’un seul type de programme, tous les jours, puisqu’il y a désormais toujours une chaîne qui propose le contenu que l’on désire. Le plus grand changement aujourd’hui est la manière de consommer, de plus en plus a posteriori ou à la demande, et le fait que les chaînes publient davantage de contenus sur d’autres médias. Sinon, progressivement, la RTBF s’est «RTLisée» et RTL s’est «RTBFisée». RTL avec plus de place à l’information politique et la RTBF avec plus de place à des événements qui étaient auparavant classés en deuxième, troisième ou quatrième sujet: jamais, dans les années 1980, on n’aurait consacré vingt minutes d’introduction aux premières neiges. En quelque sorte, RTL et TF1, qui visaient un public plus populaire, plus large et plus jeune, ont imposé leur marque. Les chaînes d’info en continu, elles, ont incité à multiplier les éditions. Et Internet a imposé la mise à jour permanente.
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Bio express
1946
Naît, à Bruxelles, le 12 novembre.
1968
Docteur en droit (ULB).
1970
Entre à la RTB.
1972
Licence en journalisme et communication (ULB).
1979
Présente le JT de 19 h 30, durant dix ans.
1980
Enseigne le journalisme à l’ULB, jusqu’en 2012.
1989
Présente Jours de guerre, jusqu’en 1995.
2010
Entre au CDJ, qu’il préside de 2018 à 2021.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de la profession?
Il y a eu une intellectualisation. Auparavant, beaucoup de gens étaient formés sur le tas, ou venaient à la rédaction parce qu’ils connaissaient quelqu’un, et un jour, on leur disait «puisque tu es là, fais ça». Ça n’existe plus. Les écoles de journalisme forment à la polyvalence et à l’opérationnalité immédiate: pouvoir fournir du contenu écrit, Web, radio et télé, être capable, un peu comme une intelligence artificielle, de produire un sujet rapidement, bien ficelé, dans les normes, respectant les formats, etc. Or, cela nuit à la spécialisation. Et on a beaucoup de pigistes, qui sont sous des sous-statuts, pour traiter le tout-venant.
Au point, pour la presse, d’être moins un contre-pouvoir qu’avant?
Non, parce qu’il y a toujours une volonté de mettre la plume là où ça fait mal, comme disait Albert Londres, et que jamais les journalistes n’ont été aussi libres et soucieux de la déontologie qu’aujourd’hui. Avec des limites: l’investigation demande des moyens. Mais ça se fait. Grâce aussi, depuis 2009, au Fonds pour le journalisme, particularité formidable de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Essentiel aussi, le fait que les médias doivent reconnaître une société de rédacteurs et adhérer au Conseil de déontologie journalistique (CDJ) pour avoir l’autorisation d’émettre ou avoir accès à l’aide à la presse. C’est un modèle qu’on nous envie à l’étranger.
Pourquoi reproche-t-on alors à ce point aux médias d’être des alliés des élites?
Parce que des erreurs ont été commises. Prenez la crise sanitaire: la télévision transmettait en direct les conférences de presse gouvernementales. Or, une conférence de presse n’est pas faite pour le public, elle est destinée aux journalistes, qui vont y puiser pour ensuite vérifier, confronter, confirmer, infirmer et puis, informer. Diffuser une conférence de presse est donc une aberration déontologique. C’est vraiment relayer la parole officielle et renoncer à son rôle, d’une certaine façon. A côté de ça, et avant la pandémie, il y a eu l’arrivée d’Internet et la possibilité d’y générer du contenu: n’importe qui peut se proclamer journaliste, pendant que des officines pratiquent une politique de décrédibilisation systématique.
Et injuste?
En grande partie. Oui, les médias ont relayé trop facilement certaines thèses, comme la présence d’armes de destruction massive en Irak. Et oui, en période de crise, instinctivement, les médias se disent qu’il faut se serrer les coudes, faire le gros dos face aux événements anxiogènes survenus, que s’il y a une ligne, on la suivra, parce que si tout le monde se met à la critiquer, ça n’ira pas. Mais il y a aussi cette politique systématique de décrédibilisation et l’accès pour tous à une série de contenus. Comme l’usager moyen consomme de moins en moins les médias traditionnels, il est devant un outil – son ordinateur et, de plus en plus, son smartphone – sur lequel tous les contenus ont, pour lui, la même forme et la même valeur, qu’ils proviennent d’un ado en Macédoine du Nord, d’un journaliste du Soir ou du Vif.
La création, en 2010, du CDJ est-elle importante dans l’évolution des médias?
Oui, parce que le Conseil de déontologie journalistique est né, surtout, d’une trouille: celle d’une intervention de l’Etat, après que, début des années 1990, les journalistes ont commencé à dénoncer des collusions politicofinancières. Les magistrats estimaient, eux, que les médias de proximité étaient trop invasifs dans la vie privée des gens. Puis il y a eu Bye Bye Belgium, en 2006. Auquel même les politiques ont cru. Il y a eu un scandale terrible, «les journalistes ont trompé l’opinion», etc. S’ajoutait la perception croissante, par les journalistes et les éditeurs, au fur et à mesure qu’Internet s’installait, d’une décrédibilisation des médias. On a alors créé le CDJ.
Comment voyez-vous l’évolution future?
Je pense qu’on commence à se rendre compte que l’avenir, c’est vraiment le contenu. Il y a des plans sociaux et la diminution des moyens, parce que les pertes d’audience et de rentrées publicitaires sont évidentes, mais on réalise, notamment à travers les opérations de journalisme d’investigation, que les journalistes, dans cet univers où n’importe quoi est diffusé n’importe comment, sont les plus à même de faire le tri entre ce qui est crédible ou non. C’est dans cette fonction-là qu’il faut les valoriser. En poussant les éditeurs à se labelliser, pour faire savoir que leurs informations sont gage de crédibilité. J’espère aussi la fin, dans la couverture médiatique, de la sous-représentation des femmes, des minorités culturelles, etc., mais également de la discrimination sociale: 6% seulement des personnes interrogées sont agriculteurs, ouvriers, chômeurs, petits indépendants… Il y a toujours surreprésentation de tous les dirigeants, économiques et politiques, de toutes les classes éduquées, supérieures, et sous-représentation systématique de ceux qui constituent la majorité de la population.
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