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Frédéric Lenoir : «Le désir de l’être humain n’est jamais au repos» (entretien)

Le Vif

Le désir doit s’adapter à un nouveau monde, marqué la crise climatique, les tensions géopolitiques ou encore la révolution MeToo, affirme le philosophe Frédéric Lenoir dans son dernier livre.

Depuis des années déjà, l’opinion publique avait catégorisé Frédéric Lenoir dans une case unique: le «Monsieur religion» du monde intellectuel. Son nom était associé au zen, au bouddhisme, à la spiritualité. Et puis, tel saint Paul sur le chemin de Damas, une révélation lui tomba dessus.

De sa rencontre avec Spinoza, philosophe du désir, il sortit métamorphosé. Voici Frédéric Lenoir converti en fervent philosophe du désir. Boulimique de l’édition, et après son best- seller Le Miracle Spinoza (Fayard, 2017), il revient avec une réflexion sobrement titrée Le Désir, une philosophie (1).

Puisant au meilleur de la philosophie classique et contemporaine, des stoïciens à Henri Bergson en passant par Friedrich Nietzsche et Spinoza, son maître à penser, plutôt à sentir, il y sonde les vertus de cet ardent affect et offre des pistes pour cultiver sa puissance vitale. Plutôt qu’une réflexion spéculative ou théorique, c’est à un travail de réévaluation du désir à l’aune des enjeux contemporains auquel s’attelle ici l’ancien directeur du Monde des religions: crise climatique, fin de l’abondance, tensions géopolitiques, révolution MeToo appellent à une mise à jour de nos formes de vie. Le désir doit également s’adapter à ce nouveau monde, clame-t-il.

Qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur le désir?

J’ai été frappé par cette parole de Spinoza dans son ouvrage Ethique: «Le désir est l’essence de l’homme.» Ça va très loin. J’ai essayé de comprendre pourquoi et j’en suis arrivé à cette conclusion: le philosophe ne nous dit pas que le désir est un trait important, ou même essentiel, du genre humain, mais qu’il est son essence même ; chez l’être humain, le désir est infini, ce qui n’est pas le cas pour les autres espèces. Chez les autres animaux, besoins et désirs s’identifient: un grand singe qui désire connaître son environnement pour assurer ses besoins de survie et de sécurité, ne va pas chercher plus loin ou à connaître le monde entier, alors que la curiosité humaine est infinie. Un animal dominant s’arrête à la domination de son clan et de son territoire, alors que le désir de domination est infini chez l’être humain. On le voit bien avec tous les dictateurs qui rêvent de conquérir le monde. L’être humain, pour le meilleur et pour le pire, n’est jamais satisfait: il désire toujours plus ou toujours mieux! Son désir n’est jamais en repos.

Vous précisez d’entrée de jeu le contexte dans lequel s’inscrit votre réflexion: dérèglement climatique, guerre en Ukraine, baisse du pouvoir d’achat, méfiance à l’égard des institutions. Comment maintenir vivante la flamme du désir dans ce monde incertain?

Plus que jamais, il me semble nécessaire de mettre de la conscience sur nos désirs. D’où vient la crise climatique: de notre désir insatiable de consommer? La guerre en Ukraine? Du désir de domination des puissants de ce monde. La crise économique? De notre désir de continuer à vivre au-dessus de nos moyens. Je ne dis pas qu’il faut renoncer à désirer, mais orienter autrement nos désirs et, plutôt que de se lancer dans une fuite en avant dans la consommation pour compenser nos frustrations, mieux vaut apprendre à désirer autrement: limiter nos désirs dans l’ordre de l’avoir et apprendre à les orienter davantage vers l’être, vers l’amour et l’amitié, la contemplation de la beauté, la création artistique, le sport, etc. Quitter le «toujours plus» pour aller vers le mieux-être. On a assisté à la fin du confinement à deux attitudes complètement opposées: ceux qui sont repartis dans une frénésie consumériste et ceux qui ont décidé de changer de vie, en privilégiant la qualité à la quantité. Cette seconde solution m’apparaît évidement la meilleure, ne serait-ce qu’à cause de la crise écologique, qui est le plus grand défi que l’humanité ait eu à relever.

Dans notre société consumériste contemporaine, le bonheur est associé à la possession des biens matériels.
Dans notre société consumériste contemporaine, le bonheur est associé à la possession des biens matériels. © getty images

Dans l’histoire des idées et dans la tradition philosophique, le désir a toujours été pensé sur fond d’un monde d’abondance et d’une nature aux ressources inépuisables. Comment le repenser et le vivre à l’aune de la conjoncture présente? Dans le livre, vous parlez de «sobriété heureuse». De quoi s’agit-il?

La sobriété heureuse, c’est revenir à ce que proposait déjà Epicure: chercher la qualité de vie plutôt que la quantité des possessions. Renoncer aux désirs superflus – gloire, richesse – et apprendre à se satisfaire des désirs nécessaires et naturels: manger à sa faim, avoir un toit, entretenir l’amitié, se réjouir de la beauté de la nature, développer son esprit, travailler. Tout cela est offert à presque tous les êtres humains, mais nous voulons toujours plus et nous sommes malheureux de ne pas l’obtenir. Le bonheur, finalement, n’est-ce pas de continuer à désirer ce qu’on possède déjà?

Vous citez en épigraphe cette belle phrase d’André Gide: «Chaque désir m’a plus enrichi que la possession toujours fausse de l’objet même de mon désir.» Pourquoi ce choix?

J’aime beaucoup cette citation, car elle dit quelque chose d’essentiel: le plus important n’est pas tant l’objet de nos désirs que le mouvement du désir lui-même. Autrement dit, peu importe que mes désirs soient ou non satisfaits, ce qui compte c’est de cultiver cette force désirante qui nous rend pleinement vivants.

Dans l’imaginaire collectif, le désir reste intimement lié au sexe. Comment l’expliquez-vous?

C’est si vrai que lorsque j’ai dit à des amis que j’écrivais un livre sur le désir, on m’a répondu: «Ah, enfin, tu vas écrire sur la sexualité!» En réduisant la libido à la sexualité et en affirmant qu’elle était le moteur de toutes nos activités, Freud a gravé cette idée dans l’esprit du public. Je suis plutôt d’accord avec son disciple, Carl Gustav Jung, qui pensait que le désir sexuel, aussi important soit-il, n’épuise pas la puissance désirante de l’être humain: on peut désirer être reconnu, s’accomplir, progresser artistiquement ou spirituellement, être utile aux autres, etc. sans que tout cela soit nécessairement motivé par la libido sexuelle! Cela dit, je consacre un chapitre important de mon livre à la sexualité, dans lequel je montre notamment qu’on assiste chez les 15-25 ans à un phénomène de baisse du désir sexuel lié au porno et au culte de la performance, vécu comme trop écrasant par beaucoup.

A propos, plusieurs études rapportent que les jeunes ont de moins en moins de rapports et de partenaires sexuels, alors qu’on considère l’expression du désir plus libérée dans nos sociétés. Pourquoi un tel paradoxe?

Les enquêtes qualitatives, réalisées à partir d’entretiens, montrent que beaucoup de jeunes ont découvert la sexualité à travers les films pornos. Or, ces jeunes, qui n’ont pas reçu d’interdits sur la sexualité comme les générations précédentes, se sentent souvent mal à l’aise et écrasés par ce type de modèle de sexualité qui met en valeur l’animalité, la performance, la soumission de la femme. Les hommes ont peur de ne pas assurer et les femmes qu’on leur impose des gestes qu’elles n’ont pas envie de faire, ou de ne pas parvenir à jouir aussi vite que dans les films. Dès lors, beaucoup préfèrent ne pas avoir de rapports et vivre leur sexualité de manière virtuelle, ce qui est aussi accentué par le fait que les jeunes passent cinq heures par jour, en moyenne, sur les réseaux sociaux et sont habitués aux échanges virtuels. Certains, qui ont essayé les applis de rencontre, affirmant aussi qu’ils se sentent mal après un rapport trop rapide. Ils ont besoin de temps, de faire connaissance avec l’autre, de développer des sentiments, de laisser leur désir se développer. On rejoint là ce que le sociologue français Jean Baudrillard affirmait déjà dans les années 1970, que contrairement à l’érotisme, le porno pouvait tuer le désir sexuel.

On oppose souvent le désir à la raison. Cette opposition vous semble-t-elle pertinente? Peut-on les concilier plutôt que les opposer?

Comme le rappelle Spinoza, le désir est du domaine des affects (pulsions, sentiments, émotions, etc.) tandis que la raison nous permet de discerner, de bien juger. Ils ont besoin l’un de l’autre. Le désir est le moteur de notre existence: que vaudrait une vie sans désirs? La raison ne doit pas s’opposer au désir ou viser à le supprimer, comme le prônaient les stoïciens, mais se mettre à son service pour bien l’orienter. Toute l’éthique spinoziste repose sur la juste orientation de nos désirs éclairée par la raison. Il s’agit d’apprendre à désirer des choses ou des personnes qui nous font grandir et nous mettent dans la joie, sans nuire à autrui.

Votre réflexion porte sur le désir d’un point de vue individuel. Peut-on penser le désir d’un point de vue collectif, à l’échelle d’un groupe ou d’une société?

Tout groupe humain est porteur de désirs collectifs, qui deviennent souvent de véritables injonctions. Dans notre société consumériste contemporaine, on associe le bonheur à la possession des biens matériels: avoir une belle maison, une grosse voiture, le dernier smartphone, etc. Lorsque le publicitaire français Jacques Séguéla a dit «Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie», il n’a fait que traduire une vérité sociale: pour beaucoup de gens, posséder une montre de luxe est un signe de réussite, dicté par la société actuelle. A d’autres époques ou dans d’autres contrées, les symboles de la réussite ou du bonheur sont tout autres.

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Pouvez-vous donner des exemples qui vous inspirent?

Dans les cultures religieuses traditionnelles (ce qui fut le cas pendant plus de quinze siècles dans la chrétienté européenne), un signe de réussite d’une vie n’est pas tant la richesse extérieure et ses symboles que la richesse intérieure, la force de la foi, la charité envers autrui, la noblesse du comportement. Il en allait de même pour les philosophes de la Grèce ou de la Rome antique: un être humain était reconnu et considéré non pas à cause de sa réussite sociale mais de ses vertus morales et intellectuelles.

Entre le désir et l’affect triste de l’envie, il n’y a parfois qu’un pas. Comment passe-t-on de l’un à l’autre?

Par la comparaison. C’est parce que je me compare aux autres que je peux désirer ce qu’ils possèdent. C’est ce qu’on appelle la convoitise. Comme mon voisin s’est fait construire une piscine, j’en veux une aussi, et si possible plus grande que la sienne. Il convient de distinguer la convoitise de l’envie, qui consiste à s’attrister du bonheur ou de la réussite d’autrui. Voltaire disait que l’envie est le pire des vices car il rend haineux: on souhaite le malheur d’autrui car on est persuadé (de manière fantasmatique) que son bonheur nuit au nôtre.

Dans le livre, vous l’expliquez notamment par le désir mimétique, théorisé par l’inclassable philosophe et anthropologue René Girard…

Si la convoitise consiste à désirer ce que l’autre possède, le désir mimétique a pour nature de désirer ce que l’autre désire. Je désire une chose parce que quelqu’un que j’admire la désire aussi. Cela commence avec les enfants qui désirent ce que leurs parents désirent. Puis les ados calquent leurs désirs sur de nouveaux modèles: ceux de leurs copains, des stars qu’ils admirent ou des influenceurs qu’ils suivent sur les réseaux sociaux. Ensuite les jeunes adultes désireront ce que leur patron ou leur conjoint désire, etc. René Girard a développé cette thèse si pertinente à partir de l’œuvre des plus grands romanciers des temps modernes – Cervantès, Stendhal, Dostoïevski, Flaubert, Proust – qui montrent que la plupart des désirs humains sont mimétiques.

Dans votre réflexion, vous vous appuyez sur des courants philosophiques (stoïcisme, épicurisme…) et des auteurs (Spinoza, Nietzsche, Bergson, Jung principalement) tous masculins. On pourrait vous reprocher d’écarter les femmes qui ont pensé le désir…

C’est le problème de la philosophie, discipline réservée aux hommes pendant plus de 2 500 ans. La seule philosophe connue de l’Antiquité est Diotime, évoquée par Socrate dans Le Banquet de Platon, que je ne manque pas de citer, car elle associe le désir au manque – nous désirons ce que nous n’avons pas, ce que nous ne sommes pas – et à Eros, qui nous fait évoluer du désir des corps au désir de la Beauté divine, en passant par celui des âmes et de la connaissance. Mais cette question de la place des femmes dans la philosophie est fort heureusement en train de changer. Je n’ai toutefois trouvé qu’une seule philosophe contemporaine qui ait abordé centralement la question du désir, Sophie Chassat, que je cite longuement à propos de l’élan vital, cette notion fondamentale forgée par Bergson. Il s’agit de relier nos désirs à l’élan vital à travers le lien à la nature ou la création artistique, pour grandir dans la joie.

Vous pointez le rôle néfaste de certaines publicités et de la propagande consumériste dans la provocation de «désirs artificiels». Comment cela se manifeste-t-il?

Je cite des documents d’économistes des années 1930 qui expliquent au président américain de l’époque que si on veut aller vers une croissance économique infinie, il faut «créer une insatisfaction organisée» car l’être humain est un perpétuel insatisfait. Et comme il ne cesse de vouloir acquérir un meilleur statut social, il s’agit d’utiliser la publicité afin de l’inciter à consommer en se comparant aux autres: «Monsieur, votre voisin possède une Ford 8 cylindres, qu’attendez-vous pour acquérir une voiture aussi puissante!» Tout cela repose, comme je l’explique longuement dans le livre, sur une connaissance de la psychologie humaine et notamment du fonctionnement de notre cerveau primaire, le striatum, qui nous pousse à être socialement reconnu.

Ces deux dernières décennies, la manipulation du désir investit la thématique de l’authenticité et de l’accomplissement de soi, dites-vous.

Les publicitaires se sont rendu compte que les ficelles de la comparaison sociale étaient devenues un peu grosses. Alors, depuis une vingtaine d’années, ils utilisent davantage la thématique, très en vogue dans nos sociétés occidentales, de l’authenticité et de l’accomplissement de soi. Ainsi, on nous vante tel parfum en disant: «Soyez-vous-même avec…». Que des millions de consommateurs achètent le même produit en pensant qu’ils seront ainsi pleinement eux-mêmes, cela me laisse pantois, mais visiblement, ça fonctionne. Et cela sans doute aussi du fait que les publicitaires utilisent le plus souvent des stars du cinéma auxquelles les gens s’identifient. On joue alors sur le registre du désir mimétique: je désire ce que tel modèle que j’admire désire.

Comment s’en prémunir?

Aristote disait déjà que la plupart des êtres humains descendent le fleuve comme tout le monde et que les cadavres – qui sont au degré zéro de la réflexion – descendent encore plus vite! Le philosophe, c’est celui qui remonte le fleuve à contre-courant car il utilise son intelligence et sa conscience. Utilisons notre réflexion pour ne plus être manipulés par les injonctions sociales dominantes et par la publicité et le marketing. Mais ce qui se joue derrière tout ça, c’est d’apprendre à quitter la convoitise et le désir mimétique pour être à l’écoute de nos propres désirs. C’est ce que Jung appelle «le processus d’individuation». Il explique que la plupart des individus ne font que suivre les désirs des autres (parents, copains, conjoint, société, etc.) jusque vers le milieu de la vie, où ils commencent à réaliser qu’ils ne sont pas eux-mêmes, que leurs choix professionnels, relationnels ou de lieu de vie ne correspondent pas à leurs désirs profonds. Ils entament alors un travail d’introspection qui leur permet de réorienter leurs désirs vers ce qui leur convient vraiment.

Comment concrétiser et mettre en œuvre ce processus d’individuation?

Il est souvent initié par une épreuve de vie – une maladie, la perte d’un proche, un divorce, un échec professionnel – qui nous conduit à nous remettre en question et à nous interroger sur le sens de notre existence. Commence alors un travail de réflexion, d’autoanalyse (qui, pour certains, passe par un accompagnement thérapeutique) et qui permet de mieux se connaître, de repérer nos mécanismes névrotiques et d’être à l’écoute de nos désirs plus profonds et personnels que ceux que nous avons imités ou des injonctions que nous avons reçues.

Vous appelez à une «éducation au désir» pour les enfants et les jeunes en général. Quelle forme devrait-elle prendre?

Il s’agit d’apprendre aux enfants et aux adolescents à être à l’écoute de leurs propres désirs et à ne pas se faire manipuler par la publicité et les injonctions des réseaux sociaux. Aujourd’hui, on sait que les ados passent, en moyenne, cinq heures par jour sur ces réseaux. Il s’agit donc à la fois de les aider à développer un esprit critique, mais aussi à y passer moins de temps, car cela devient une addiction qui provoque des troubles de l’attention et de l’anxiété de plus en plus préoccupants. J’ai créé une association (Seve, savoir être et vivre ensemble) qui forme des adultes et des enseignants à la pratique d’ateliers philo avec les enfants et les adolescents. Cette association est également présente en Belgique (Seve Belgium). Ces ateliers permettent aux jeunes de développer un esprit critique, un discernement, une qualité d’écoute, une tolérance, autant de qualités indispensables au savoir-être et au vivre-ensemble. Et la réflexion philosophique leur apprend aussi à mettre de la conscience sur leurs désirs.

Bio express

1962

Naissance, le 3 juin, à Tananarive (Madagascar).

1999

Soutient sa thèse de doctorat à l’Ehess, intitulée «Le bouddhisme en France: un laboratoire de la modernité religieuse».

2004

Directeur du magazine Le Monde des religions.

2009

Anime Les Racines du ciel sur France Culture.

2010

Publie Comment Jésus est devenu Dieu, un ouvrage fort commenté et controversé.

2017

Parution du best-seller Le Miracle Spinoza. Une philosophie pour éclairer notre vie.

(1) Le Désir, une philosophie, par Frédéric Lenoir, Flammarion, 240 p.
(1) Le Désir, une philosophie, par Frédéric Lenoir, Flammarion, 240 p. © National
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