Elise Lucet : «L’investigation ne doit pas être réservée aux intellos» (entretien)
Une série de portes blindées qu’ouvre un QR code, un bureau d’accueil auquel il faut montrer patte blanche, une batterie d’ascenseurs et au 5e étage, au milieu du couloir, le bureau de la papesse de l’investigation en France: Elise Lucet. On pénètre dans les locaux de France Télévisions, dans le XVe arrondissement de Paris, comme on entre à l’Elysée: muni d’autorisations et escorté d’attachées de presse qui ne vous quittent pas d’un œil pendant toute l’interview. Elise Lucet, elle, est plus accessible. Rendez-vous facilement fixé, généreuse de son temps, chaleureusement courtoise, camaraderie facile, amène et détendue mais concentrée: c’est peu dire qu’on est à mille lieues du cliché de la journaliste d’investigation austère, qui lui colle à la peau. Nullement austère, cependant irrévérencieuse.
On jouit d’une liberté totale mais on veille à ne pas en abuser. On dénonce les dérives d’une structure, jamais les dérives personnelles.
Dans Cash investigation, qui fête ses dix ans, on la voit s’incruster dans un dîner privé entre industriels du tabac et hommes politiques, interpeller par surprise le directeur de l’hôpital de Valenciennes dans une rue de Paris, prendre la parole dans l’AG des actionnaires de Bayer pour apostropher ses dirigeants sur un pesticide probablement cancérigène, courser le PDG de Pages jaunes pour l’interroger sur le suicide d’un salarié. Si ces savoureuses séquences font le sel de l’émission, et le bonheur des téléspectateurs qui se délectent de voir les puissants bousculés, Elise Lucet préfère ne pas trop s’y attarder: «Cash, ce n’est pas que ça. Ce sont d’abord des enquêtes fouillées sur des questions d’intérêt général, sur la souffrance au travail, l’évasion fiscale, la pédophilie dans l’Eglise, etc.», précise celle qui entend défendre, plus que jamais, un journalisme d’enquête indépendant. Vital et essentiel pour une démocratie, insiste-t-elle.
Comment a démarré l’aventure Cash investigation? Quel fut le déclic?
Au départ, je présentais l’émission Pièces à conviction, montée avec Hervé Brusini, qui m’a donné le virus de l’investigation. J’y suis restée onze ans. Au fur et à mesure des années, j’ai remarqué qu’une sorte de «société de communication» se mettait en place: à chaque fois qu’on sollicitait des interviews, a fortiori dans le cadre d’une émission d’investigation, on se retrouvait face à un mur de communicants: attachés de presse, chargés de communication, communicants de crise, etc. Ils décidaient si oui ou non nous pouvions faire l’interview et, quand ils daignaient accepter notre proposition, nous précisaient les questions que nous avions le droit de poser. Les années passant, je trouvais cette situation inacceptable, car elle nous empêchait tout simplement de travailler. On n’arrivait pas à contourner l’obstacle.
Quels sont les modèles qui vous ont inspirés pour lancer l’émission?
Quand on a mis en place cette méthode «cash» d’investigation, elle n’existait pas en France, et très peu à l’étranger. Les documentaires du réalisateur américain Michael Moore nous ont pas mal inspirés. Leur style disruptif donnait souvent des moments originaux.
D’où le titre Cash investigation ?
On a choisi ce titre pour deux raisons. D’abord, parce qu’on enquêtait sur le monde merveilleux des affaires, celui du «cash». Et aussi parce qu’on voulait être cash. C’était une manière de dire clairement qu’on ne serait pas une émission «dans le moule», tranquille, posée, qui rentre dans l’ordre. On voulait vraiment obtenir des réponses cash à nos questions, en mouillant sa chemise et en cassant les codes.
Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis le lancement de l’émission il y a dix ans? Votre notoriété rend-elle votre travail plus difficile?
Ça dépend. Parfois, c’est très difficile, et à d’autres moments, plus facile. Pour les dix ans de l’émission, on a accueilli Stéphane Fouks, un des grands communicants, vice-président de Havas. Il estime que les grands patrons doivent répondre lorsqu’ils sont sollicités par des journalistes d’investigation. Certes, ce n’est pas un moment agréable mais il faut y aller, dit-il. Son témoignage est la preuve qu’il existe des entreprises qui se font conseiller par les fameuses boîtes de com – contre lesquelles on a créé l’émission – et qui les encouragent à répondre aux interviews. Car autrement, l’entreprise donnerait l’impression de vouloir échapper à ses responsabilités. Mais il y a d’autres boîtes de com qui sont plus sur le mode «non, on ne répond pas». Aujourd’hui, on propose souvent aux personnes sur lesquelles on mène une enquête de venir sur nos plateaux et de réaliser l’interview dans les conditions du direct. Ce cadre peut convaincre des sceptiques. Pour nous, l’idéal est d’obtenir l’interview dans les meilleures conditions. Notre but n’est pas de courir derrière les gens dans la rue ou dans les couloirs. Journalistiquement, ce n’est pas intéressant, et sportivement je suis nulle, je n’ai pas le cardio de Mbappé (rires).
Justement, on vous reproche souvent ce type d’interpellations en rue ou dans les couloirs et de garder ces séquences au montage, synonymes d’une sorte de «journalisme spectacle» …
D’abord, il faut se demander pourquoi il nous arrive de procéder de la sorte et pourquoi nous le montrons. Il faut savoir qu’on utilise ces méthodes uniquement en dernier ressort, quand on nous a fermé toutes les portes au nez. Ensuite, on arrive souvent ainsi à obtenir de vraies interviews, en bonne et due forme. Avant de courir, je ne sais pas que je vais le faire: il y a plein de gens que j’attrape dans un couloir ou un endroit public et avec qui je marche tranquillement pour faire l’interview. Très peu de personnes, au final, s’enfuient en courant, c’est assez rare. Dans l’épisode consacré aux dix ans de l’émission, nous avons dévoilé que seuls 30% des interviews ont été réalisées «à la volée».
Et sur le choix de garder vos «courses» au montage?
On veut montrer l’ensemble du processus journalistique. On est transparents. On montre ainsi toute la tentative d’obtention du contradictoire. L’idée est de dire au téléspectateur que s’il faut aller jusqu’à courir pour obtenir une interview, on va jusque-là. Ce qui me déçoit un peu, c’est qu’on en soit à parler de ces scènes alors que Cash ne se réduit pas à cela: ce sont avant tout d’énormes enquêtes qui exigent un travail long, minutieux, juridiquement impeccable. On nous limite un peu trop à nos «courses». Cash, c’est vrai, c’est ça, parce qu’à un moment on en arrive à essayer d’attraper nos interlocuteurs là où ils sont, mais ce n’est pas que ça. Ces séquences sont négligeables, elles ne représentent finalement que très peu de temps. Ce sont cinq secondes sur deux heures d’émission.
Après dix ans d’émission, comment a évolué le paysage médiatique selon vous?
Les choses ont évolué dans beaucoup de sens différents. Pour le meilleur et pour le pire. Le coté positif, c’est la prolifération des émissions d’enquête à la télévision. Au lancement de Pièces à conviction, il y a 22 ans, il n’y avait quasi pas d’émissions d’investigation à la télé. Sauf une sur Canal +, qui avait démarré en même temps que nous. A l’époque, beaucoup de monde prétendait qu’un tel programme n’avait aucune chance de réussir, qu’il n’intéresserait pas le public. Cash investigation, et d’autres bien sûr, ont démontré l’inverse, à savoir que l’investigation sur des questions qui touchent l’intérêt général rencontre le public. Mais là où Cash peut se prévaloir d’être précurseur, c’est d’avoir été diffusé en «prime time» et d’avoir réussi à attirer des millions de téléspectateurs. Aujourd’hui, on a une audience moyenne de 2,5 millions de téléspectateurs, les plus optimistes d’entre nous ne l’auraient pas cru au début. Je m’en réjouis dans le sens où je me dis que malgré l’explosion de l’offre médiatique, les gens recherchent une info fouillée, bien travaillée, avec du contradictoire, des documents et des témoignages exclusifs. Bref, un travail de qualité. C’est plutôt rassurant. Le côté négatif, c’est la propagation des théories complotistes et les fake news. Elles se sont développées à une vitesse faramineuse. Ce qui fait qu’aujourd’hui on se retrouve dans une situation assez paradoxale avec des émissions et médias d’investigation qui rencontrent un large succès (Mediapart, Disclose, Vert de rage, Cash investigation et d’autres) d’un côté et une large propagation de fake news de l’autre.
Le journalisme d’enquête est longtemps resté associé à la presse écrite. Quelle est la particularité de l’investigation à la télévision et est-il plus compliqué d’y enquêter?
Enquêter pour la télévision est une tâche très difficile. Il nous est difficile, par exemple, de pénétrer dans des milieux hostiles caméra et micro à la main. Aujourd’hui, on se confronte à de nouvelles difficultés. Par exemple, il devient de plus en plus compliqué d’«anonymiser» un témoin. En presse écrite, il suffit de changer de prénom. A la télévision, on en vient souvent à prendre des comédiens pour jouer le rôle de certains témoins car dernièrement, des logiciels de «défloutage» des images et de «dépitchage» des voix sont apparus. Il est compliqué de rentrer dans une entreprise et de filmer plusieurs jours en caméra cachée. Néanmoins, l’intérêt de l’investigation à la télévision est de toucher un large public et de le sensibiliser aux sujets d’intérêt général qu’on porte à l’écran à travers nos enquêtes. On touche des publics sociologiquement très différents, y compris les catégories qui ne seraient pas spontanément portées à s’intéresser à l’investigation, qui ne sont pas abonnées à Mediapart, qui n’achètent pas des ouvrages d’enquête, etc. C’était notre pari de départ: nous adresser à tout le monde, dire que l’investigation ne doit pas être réservée aux catégories socioprofessionnelles les plus favorisées. C’est la raison pour laquelle on met de l’humour, des dessins animés, des blagues… dans nos émissions. L’investigation, c’est de l’aventure, une aventure journalistique.
Vous accordez en effet une importance majeure à la forme et à l’esthétique dans vos enquêtes. Pourquoi cet aspect est-il si important?
Dès le départ, on ne voulait pas proposer une émission réservée aux intellos. Aujourd’hui, plein de gens m’arrêtent dans la rue pour saluer le travail de l’émission, mais ce qui me fait le plus plaisir, ce sont les jeunes de 16, 17, 18 ans, souvent issus de milieux défavorisés, qui m’interpellent et me disent «Madame, madame, moi je regarde pas la télévision mais toi je te connais, je t’aime bien». C’est l’une de mes plus grandes sources de satisfaction. Quand j’entends ce genre de choses, je me dis qu’on a gagné un truc ; on arrive à intéresser les jeunes à l’investigation, alors que la tentation des réseaux sociaux est plus grande que jamais.
Votre enquête qui a rencontré le plus grand succès est celle sur la souffrance au travail chez Lidl. Que dit ce succès sur nos sociétés?
Quand on a fini cette enquête, on l’a proposée à la direction de la chaîne pour démarrer la saison en septembre. Elle n’y croyait pas du tout. Après des négociations assez âpres, on est parvenus à la convaincre. Ce fut notre meilleure audience. Pendant plusieurs semaines après l’enquête, des dizaines de personnes m’arrêtaient en rue pour me faire part de leur souffrance au travail. C’étaient des travailleurs de secteurs difficiles, mais aussi des enseignants, des juristes, etc. J’étais frappée par la diversité des profils. Cette diversité était révélatrice du fait que la souffrance au travail peut concerner tout le monde et que même les «cols blancs» ne sont pas à l’abri.
C’est le même malaise qui s’exprime en ce moment avec la contestation de la réforme des retraites en France?
Absolument. Les gens qui manifestent disent que le travail, tel qu’il est organisé aujourd’hui dans nos sociétés, provoquent beaucoup de souffrance. Ils refusent tout simplement de souffrir deux ans de plus. De plus, le Covid est passé par là et une grande majorité des actifs a arrêté de bosser de manière «classique», s’est interrogée sur le sens et la place du travail dans leur vie.
L’été dernier, le Parlement français a voté la suppression de la redevance télé. Désormais, votre budget dépend du pouvoir en place. Cela ne risque-t-il pas d’affecter votre indépendance, d’autant que vous exercez un journalisme dit «sensible»?
On ne sait pas encore dans la mesure où, pour l’instant, le gouvernement a garanti la pérennité du financement du service public audiovisuel. Mais cet engagement ne concerne que le gouvernement actuel. La situation est imprévisible et peut changer avec le prochain gouvernement, qui pourrait décider d’opérer des coupes dans notre budget. L’investigation coûte cher, on y consacre du temps. On ne fait pas de bonnes enquêtes sans prendre le temps. Si on coupe dans les budgets, on risque de s’attaquer aux domaines qui coûtent de l’argent. L’investigation en fait partie. Mais ce qui m’ennuie surtout est qu’on perdrait ce rapport direct tissé avec les téléspectateurs, avec ces gens qui nous interpellent dans la rue pour nous féliciter, nous faire part de leurs appréciations. L’équipe est ravie et fière de travailler pour ce public. Les téléspectateurs payaient une redevance en échange de quoi ils demandaient un travail journalistique bien mené. On avait ce rapport direct, sans l’intermédiaire du gouvernement. Couper ce lien est une manière de nous mettre en dépendance du pouvoir politique, même si pour l’instant la suppression de la redevance n’a pas d’effet, ni financier ni sur notre ligne éditoriale. A terme, on sera, c’est vrai et d’une certaine manière, suspendus au bon vouloir du gouvernement.
En interne, vous est-il déjà arrivé de subir des pressions, surtout quand vous vous attaquez à des sujets qui touchent le pouvoir en place, les paradis fiscaux ou les grandes multinationales?
On a la chance d’être soutenus par France Télévisions et sa présidente, Delphine Ernotte. A l’occasion des dix ans de Cash, elle a rappelé à quel point l’investigation est un marqueur important de la démocratie et qu’il est important, plus que jamais, que France Télévisions soit engagée en ce sens. La seule chose qu’elle me demande régulièrement, c’est de la mettre au courant des interviews et enquêtes sensibles qu’on fait pour qu’elle puisse répondre aux coups de fil sans être prise au dépourvu. Je le fais volontiers parce qu’on travaille dans un groupe et qu’il est tout à fait normal que la directrice soit au courant. On jouit d’une liberté totale mais on veille à ne pas en abuser. Quand on mène une enquête, le but est de dénoncer des dérives systémiques dans le fonctionnement d’une structure ou d’une entreprise. On ne s’attaque jamais à des dérives personnelles. Par exemple, dans l’enquête sur Lidl, Sophie Le Gall, la journaliste qui a mené l’enquête, s’est intéressée au départ à une dizaine d’entreprises. Au bout de dix semaines d’enquête, elle constate que seules trois faisaient preuve de dysfonctionnements internes: Lidl, SFR et une troisième. Au final, Lidl a pris tellement de place dans l’enquête qu’on a abandonné les autres pistes. Lidl n’était pas notre «cible» au départ. Et généralement, on ne commence jamais une enquête avec la volonté de «dézinguer» une personnalité ou une entreprise en particulier. Le point de départ est toujours un thème qui nous semble intéressant, on mène une préenquête avant de préciser le sujet final.
La loi contestée de «la protection du secret des affaires» complique-t-elle votre travail?
On l’a fait un peu évoluer, mais elle reste très problématique. D’autres confrères se sont confrontés à des tribunaux civils qui se sont opposés à des enquêtes parce que le secret des affaires interdisait qu’on y touche. Prenons l’exemple des secrets industriels: il est invraisemblable d’imaginer que nous, journalistes d’investigation, aurions un jour l’idée de divulguer les secrets industriels d’Airbus, par exemple. En plus, en matière d’investigation, ce genre d’information ne vaut pas grand-chose dans le sens où il relève plutôt de la concurrence entre Airbus et les autres compagnies. Ces aspects n’ont aucune répercussion sur le personnel, sur les salariés, sur la société civile, etc. Les secrets de cette nature, on les respecte, évidemment. Mais quand on veut appliquer le secret des affaires au fonctionnement interne des entreprises, à ce qui relève, par exemple, de la responsabilité sociale et environnementale, on dénature le principe de la protection du secret des affaires. On a ainsi détourné ce secret des affaires qui était au début cantonné aux véritables secrets des entreprises, pour en faire un secret des affaires qui peut toucher des révélations qui concernent l’intérêt général.
Vous insistez sur le travail d’équipe de Cash Investigation. Or, l’émission est intimement liée au nom d’Elise Lucet. Cela ne poserait-il pas quelques difficultés pour l’avenir de l’émission?
On s’en est rendu compte quand Cash a fêté ses quatre ou cinq ans. On avait entrepris une réflexion et on l’a accentuée. J’ai demandé à mes réalisateurs d’enquête de se montrer, de sorte qu’on les voie durant l’épisode. Au début, ça n’a pas été simple, ils n’étaient pas d’accord parce qu’ils préféraient se concentrer sur leur enquête. J’ai essayé d’expliquer que Cash est un boulot d’équipe, que je ne voulais pas être la tête de gondole. Je voulais qu’on voie à quel point les journalistes sont investis. Ça n’a pas été facile de les convaincre. Au final, on leur a un peu forcé la main. Au fur et à mesure des années, ça s’est fait. Aujourd’hui, c’est complètement rentré dans les mœurs. Que je sois le porte-étendard, oui, c’est vrai, mais il n’y aura pas de difficultés à me succéder, il existe plein de gens de talent, et il y a d’autres émissions à inventer. L’investigation à la télé ne repose pas sur mes épaules.
Bio express
1963
Naissance, le 30 mai, à Rouen.
1983
Travaille à FR3 Caen.
1988
Rejoint la rédaction nationale de France 3 et coprésente le 19/20.
2000-2011
Présente sa première émission d’investigation: Pièces à conviction.
2005
Devient présentatrice du Journal de 13 heures de France 2.
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