Elisabeth Quin : «Arte, c’est l’Europe plus que le Frexit» (entretien)
Quand elle a pris les commandes de 28 minutes, en 2012, Elisabeth Quin n’imaginait pas rassembler jusqu’à 800 000 téléspectateurs par jour sur Arte. Son succès prouve que les émissions d’actualité et de débat à la fois sérieuses et légères ont toute leur place dans le paysage audiovisuel.
A côté des quatorze hectares du parc André-Citroën, le Jardin des Cévennes, avec sa plaine de jeux, ses quelques arbres et son sentier circulaire, a plutôt des allures de square. C’est ici, dans le XVe arrondissement de Paris, à l’ombre des Studios Rive Gauche où sont notamment enregistrées les émissions d’Arte, qu’Elisabeth Quin vient régulièrement observer les merles. Assise sur un banc, en silence. «C’est tout bête, mais j’aime leur vivacité, leur air fier quand ils relèvent la queue», sourit cette passionnée d’ornithologie, qui aurait rêvé d’en faire sa profession. En lieu et place, la Parisienne présente aujourd’hui 28 minutes, l’ émission phare d’ Arte qui fête cette année ses dix ans. «Confier les rênes d’un programme qui peut enchanter le lycéen comme l’octogénaire à une femme qui avait déjà les cheveux gris à l’époque est un gage supplémentaire de l’indépendance d’esprit d’ Arte», relève-t-elle. Ce 30 mai, la chaîne franco-allemande a pile 30 ans. Alors, quand elle s’installe sur la banquette d’un restaurant italien à l’ambiance lounge, Elisabeth Quin rappelle à quel point l’esprit européen et social-démocrate des débuts anime encore son programme au quotidien. Elle le dit avec discrétion et pudeur, quitte à baisser la voix quand ses voisins de table tendent l’oreille. Dommage pour eux…
Interviewer les gens, c’est un double mouvement qui consiste à capter quelque chose d’eux-mêmes tout en essayant de faire advenir une parole inédite.
Agnès Varda disait: «Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages.» Pensez-vous qu’on ouvre les gens en interview?
Je ne suis pas convaincue par cette idée, qui a un côté «bistouri», «médecine légiste». Interviewer les gens, c’est un double mouvement qui consiste à capter quelque chose d’eux-mêmes tout en essayant de faire advenir une parole si possible inédite. C’est une dynamique intéressante qui débute dès les loges, avant l’émission. Il faut alors essayer de saisir par quel bout prendre la personne et ce qui émane d’elle: timidité, bonté, vanité, peur… A partir de là, on choisit quel fil tirer, même si on en avait envisagé un autre. Il y a ce qu’on prévoit, puis ce qui se passe dans le très angoissant cocon télévisuel. Personnellement, je suis aussi sensible aux nombreux sons qui me viennent, et notamment les voix, qui peuvent être assurées, stridentes ou fausses. Cela m’évoque l’histoire extraordinaire de Jacques Lusseyran, devenu aveugle durant l’enfance et qui a ensuite recruté des résistants en 40-45, seulement en les écoutant. Il était persuadé que la voix ne mentait pas. Le seul qu’il n’a pas enrôlé personnellement l’a trahi… Moi, je ne vois pas très clair (NDLR: elle est atteinte d’un double glaucome qui affecte fortement sa vue), mais je voudrais fermer totalement les yeux quand je serre la main de mes invités pour les écouter pendant quelques instants.
Lancer à Boris Johnson qu’il est sympathique et au nageur handisport Théo Curin qu’il est beau gosse, c’est une façon de renforcer votre relation avec les invités ou de les rapprocher du téléspectateur?
Mener un entretien, c’est être la jonction entre l’invité et le public. L’ idée est de constituer une sorte de passerelle entre les deux. Faire une interview dans un entre-soi n’a pas de sens et, en même temps, on ne va pas non plus s’adosser exclusivement à ce que l’on imagine rencontrer la curiosité de ses téléspectateurs. Il faut naviguer entre ces deux polarités. Quand je reçois Théo Curin, je ne pense d’abord qu’à son handicap. Puis quand je relève la tête pour lui poser une question, je vois un type complètement décomplexé et magnifique. Je me mets alors dans la posture de la vioque, genre cougar, qui accueille le gamin. Vu la différence d’âge, il n’y a pas d’ambiguïté et, en même temps, c’est ce que les gens pensent. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a pas mal de spontanéité et que je n’ai pas de limites.
28 Minutes laisse une vraie place à l’humour. De l’information factuelle et sérieuse transmise de manière ludique, en quelque sorte?
C’est plutôt un ton. L’ approche extrêmement rigoureuse d’une information et de débats menés par des intervenants à l’approche scientifique de haut vol n’empêche pas d’avoir de l’humour. L’esprit ludique est une forme de politesse envers les téléspectateurs. Il s’agit de tenir compte des événements et de la gravité de l’actualité, mais en essayant d’alléger le tout. Sans pour autant verser dans la dérision, insupportable puisque automatiquement dirigée contre quelqu’un.
En journalisme, le concept du «mort kilométrique» consiste à donner de l’importance aux victimes d’un drame en fonction de la distance qui les sépare des téléspectateurs. Comment intéresser les gens à ce qui se passe au Yémen et au Sri Lanka?
Les téléspectateurs d’ Arte sont en quête d’un autre type d’information. Dans un paysage audiovisuel saturé de «météo, faits divers et pub», une petite part de ceux qui cherchent une proposition alternative viennent voir ce que propose la chaîne et comprennent alors que ce n’est pas sinistre, en noir et blanc ou d’un autre âge. 28 minutes parle du monde, de ses enjeux, ses problématiques et son avenir. Nous ne considérons pas que nous avons un rôle éducatif, ça serait nous accorder trop d’importance, mais démontrer que l’audiovisuel ne se réduit pas à la politique politicienne, à la météo, aux faits divers et à la pub a du sens. Qu’il est passionnant de voir des documentaires ou des émissions de débat sur d’autres sujets pour s’ouvrir l’esprit et même susciter des vocations.
Vous avez déclaré ne plus vouloir inviter de femmes et d’hommes politiques. Il est trop compliqué de les amener à débattre?
Quand on reçoit des hommes politiques, en général, ils ne sont plus en activité, ce qui les rend plus détendus, ouverts et aptes à débattre sans discours programmés, programmatiques et en silo. Se passer des politiciens actifs coûte cher en audience, mais c’est un choix éditorial. Nous refusons d’entrer dans cette espèce d’hystérisation du débat politique: les gens peuvent regarder les politiciens parler ailleurs, puis quand ils veulent avoir un éclairage sur l’objet du débat, ils viennent sur 28 minutes.
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Votre émission donne également accès à des informations et thématiques dont on entend peu parler ailleurs. Quitte à ce qu’elles puissent fâcher, comme avec l’historien Guillaume Blanc.
Il faut rester attentif à tout ce qui se passe, tout le temps. On a rencontré Guillaume Blanc parce qu’on s’est dit qu’il n’aurait peut-être pas beaucoup de presse, mais que le sujet qu’il défend était suffisamment fort et clivant pour être évoqué (NDLR: l’historien français dénonce les politiques occidentales de préservation de l’environnement, basées, selon lui, sur une vision du continent africain héritée de la période coloniale). Il aborde toutes les contradictions, les faux-semblants et les hypocrisies autour de l’écologie, allant jusqu’à remettre en question le rôle du WWF. Ses propos touchent à l’histoire coloniale, à l’environnement et à la géographie… S’il y a bien une émission dans laquelle Blanc peut venir, c’est 28 minutes.
Comment prépare-t-on un entretien pour ne pas tomber dans le talk-show où l’on parle de tout, mais sans réel traitement de fond?
Partir du postulat qu’on ne sait rien, ou pas grand-chose, est essentiel. Et puis, chercher la façon avec laquelle poser les questions les plus pertinentes en fonction de chacun des invités, pour les amener à parler. L’ idée, c’est qu’ils débattent entre eux: une discussion latérale plutôt qu’un enchaînement de questions-réponses. C’est la meilleure façon de faire émerger des positions différentes. On a souvent droit à deux points de vue opposés et à un troisième qui fait un peu office d’arbitre, qui nuance, fabrique une dialectique, une contradiction. Et moi… peut-être que je contribue à la lisibilité du débat pour les téléspectateurs: je pose les questions qui pourraient être les leurs. Le sujet doit concerner directement ceux qui regardent, on ne doit pas être dans la théorie pure, la métapolitique, la métagéopolitique ou juste chercher un moyen de montrer que l’on a soi-même deux ou trois connaissances sur tel ou tel sujet. Les débats moins réussis sont ceux où l’on n’ a pas pu créer la discussion.
Pour mettre en garde contre les idées extrémistes, les déconstruire et donc éduquer, il faut du temps et de la place.
En Belgique, certains médias ont volontairement fragilisé le cordon sanitaire médiatique en donnant la parole à l’extrême droite, tout en contextualisant les propos diffusés. Pourriez-vous inviter l’écrivain Renaud Camus pour décortiquer ses idées en télévision?
On n’inviterait pas Eric Zemmour, parce que c’est un politique. Si la France s’est fait peur à la dernière élection présidentielle, c’est parce qu’il a été omniprésent sur les chaînes d’info, qui lui ont offert une énorme visibilité. Renaud Camus (NDLR: l’essayiste défend la théorie du grand remplacement, selon laquelle est à l’œuvre un processus de substitution de la population européenne par une population non européenne)est un intellectuel méphitique et dangereux. Pour le confronter à des faits, douze ou treize minutes d’entretien ne suffiraient pas. Au-delà de ça, ce serait une fois encore mettre en avant quelqu’un qui rampe dans l’obscurité. Maintenant, aurions-nous reçu Louis-Ferdinand Céline? Bien sûr. On ne fait pas la différence entre l’homme et l’œuvre: on la contextualise rigoureusement, on en explique l’origine. Il est capital d’éduquer. Cela vaut aussi pour Robert Brasillach et ses Poèmes de Fresnes, qui sont d’une grande qualité mais également infusés de venin. Pour mettre en garde contre les idées extrémistes, les déconstruire et donc éduquer, il faut du temps et de la place. La télévision est redoutable parce qu’elle met terriblement en lumière. Donc, même si Renaud Camus est face à un intellectuel qui démonte ses propos, il aura eu droit à un quart d’heure de tribune. Avec la possibilité d’isoler des séquences et de les diffuser sur les réseaux sociaux. Fait-on du parti pris? Oui, nous défendons des valeurs sociales-démocrates et humanistes: «Nous sommes Arte.» C’est l’Europe plus que le Frexit, bien sûr!
Faire appel à des co-intervieweurs de tous horizons, parfois avec des positions politiques affirmées, c’est offrir le spectre d’opinions le plus large possible?
Les co-intervieweurs, qui changent chaque semaine, apportent chacun une sensibilité différente. D’une certaine manière, au bout de la semaine, le téléspectateur captif a été en contact avec un maximum de sensibilités politiques et a eu la possibilité de s’y retrouver. Quant à moi, même s’il y a un tropisme écologique, on ne connaît pas mon opinion. Je suis censée être à la fois très incarnée et transparente. C’est un rôle intéressant. J’ai l’impression d’être la «mater familias», ça me convient plutôt bien.
Existe-t-il des risques que ces sensibilités provoquent des débordements, comme lorsque la journaliste Salomé Saqué s’est sentie moquée par ses confrères Jean Quatremer et Etienne Gernelle à la suite de ses propos alarmistes sur l’environnement?
Selon moi, cette séquence n’est pas problématique. Salomé Saqué, qui a beaucoup de compétences, a tweeté un peu trop rapidement ces vingt secondes où l’on voit deux mecs se marrer après qu’elle ait dit un truc. Comme d’autres avant elle, elle dénonçait les conséquences du réchauffement climatique et eux ont répondu que, en tant que boomers, ils en seraient les premières victimes. Ce n’était pas un rire de mépris, ils se bidonnaient de ne pas avoir été capables de faire quoi que ce soit pour empêcher d’être les premiers à crever. De l’humour noir, véritablement. Quand Salomé Saqué s’est rendu compte qu’elle avait tweeté un peu vite, elle s’en est excusée auprès d’Arte, par e-mail. Je suis la première à cravacher les mecs qui écartent métaphoriquement les jambes ou qui coupent la paroles aux femmes, j’ai même déjà lancé mon stylo sur un invité. Mais ici, il n’y a pas eu acharnement de deux mâles blancs et de toute leur empreinte carbone sur la vestale de l’écologie.
A force de poser des questions, est-ce que le journaliste n’a pas également envie de répondre aux siennes?
Est-ce que l’on pose des questions parce que l’on ne veut pas y répondre ou est-ce que le fait d’en poser réduit notre envie de répondre? Je fais ce métier surtout pour ne pas me retrouver de l’autre côté… Répondre aux questions m’angoisse, ça me ramène soit à mon psittacisme, soit à mes limites d’intelligence, d’érudition, de fantaisie. Mais je fais une dissociation totale avec mon rôle dans 28 minutes. Quand le top départ est donné, plus rien d’autre n’existe, il n’y a plus que la curiosité, l’appétence, la frénésie, le fait de faire surgir une réponse inédite d’écrivaines comme Annie Ernaux ou Aya Cissoko… Je ne vais pas parler de dimension parallèle ou d’état second, mais l’adrénaline modifie chimiquement l’organisme. Des valves se ferment au début et à la fin de l’émission et à l’intérieur de ce laps de temps et d’espace, plus rien n’existe.
Bio express
1963
Naissance, à Paris, le 23 mars.
1986
Premiers pas médiatiques à Ça bouge dans ma tête, une radio associative créée par SOS Racisme.
2003
Elle accueille sa fille unique, Oona, originaire du Cambodge.
2012
Lancement par Arte de l’émission 28 minutes, dont elle assure la présentation.
2017
Reçoit le titre de Chevalier de l’ordre national du Mérite.
2019
Sortie de son cinquième roman, La Nuit se lève (Grasset).
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