Edwy Plenel: «Le journaliste doit agir comme Robin des bois»
Alors qu’il a récemment cédé le relais de Mediapart, qu’il a cofondé, Edwy Plenel revient sur le rôle et l’avenir de la presse d’information.
C’est le temple des temples. Le sanctuaire des sanctuaires. Le lieu sur Terre où Edwy Plenel se sent le mieux. Chemise bleue sobre et jean noir, le célèbre journaliste d’investigation accueille son hôte, au cœur de Paris, dans les locaux modernes et spacieux de Mediapart, le quotidien numérique qui dérange le pouvoir par ses révélations –dans les dîners en ville, les politiques avouent trembler quand leur nom s’affiche dans les colonnes de deux titres: Le Canard enchaîné et Mediapart. C’est ici qu’Edwy Plenel instruit ses enquêtes, recoupe les informations «façon puzzle». Par vocation d’abord, car fouiller est sa passion d’enfance, confesse-t-il, mais aussi et surtout pour bousculer la société par des révélations d’intérêt public. Après presque 50 ans de carrière, son bilan de journaliste d’investigation donnerait le rouge aux joues aux plus ambitieux de ses pairs et a fait de lui la bête noire et la cible du pouvoir en place –si bien qu’il a été mis, illégalement, sur écoute pendant la présidence de François Mitterrand.
Aujourd’hui, Edwy Plenel n’est pourtant plus le maître des lieux. A 71 ans, celui qui fut aussi directeur de la rédaction du Monde a passé la main. Depuis le printemps dernier, «la direction de Mediapart est assurée de manière collégiale par quatre femmes, s’enorgueillit-il. On s’efforce de mettre nos décisions en phase avec nos valeurs, féministes en l’occurrence.» Sa passation de pouvoir, son enfance –qu’il évoque au bord des larmes–, son passé militant, sa vision du journalisme et de l’investigation, furent au cœur de la conversation.
Vous avez passé le flambeau de la direction de Mediapart au printemps dernier. Comment avez-vous vécu ce moment?
La cérémonie des «adieux» fut très émouvante –j’insiste sur les guillemets car je ne m’en vais pas, je reste journaliste, je ne prends pas ma retraite, je quitte la direction du journal. On a préparé ce passage de témoin depuis au moins deux ans, minutieusement, pour qu’il se déroule harmonieusement. Il s’agit d’un vrai départ. Je ne pars pas par la porte pour revenir par la fenêtre. D’autres personnalités, qui occupent d’autres postes, font semblant de partir mais restent, disent «Faites mieux!» et s’accrochent à leur poste.
Faites-vous référence à Jean-Luc Mélenchon, qui avait prononcé cette phrase lors de la soirée du premier tour de la présidentielle de 2022?
Je ne fais pas référence uniquement à Jean-Luc Mélenchon. Lors de notre cérémonie de passage de témoin, j’ai cité, sur le ton de l’humour, la longue liste des dirigeants qui s’accrochent à leur poste: Vladimir Poutine, 71 ans, Xi Jinping, 71 ans, et j’en passe. D’ailleurs, ce n’est pas une question d’âge, c’est une question politique, de conviction. Personnellement, je suis en forme, je peux continuer à faire plein de choses. Ce qui est le cas. Je continue de rédiger des articles, à animer des émissions et je publie un livre sur l’Europe à la prochaine rentrée (NDLR: Le Jardin et la jungle. Adresse à l’Europe sur l’idée qu’elle se fait du monde, La Découverte). Ne pas organiser de succession, c’est quelque part décider qu’il n’y a pas de vie après soi. J’ai la conviction que tous ces hommes qui s’accrochent au pouvoir –car oui, ce sont souvent des hommes– et s’en sentent propriétaires, tuent par leur geste la vitalité de ce qu’ils ont accompli de bien dans leur parcours. Ne pas réussir la transmission, c’est maintenir une sorte d’abus de pouvoir.
L’image de Mediapart reste étroitement liée à la vôtre. Cela ne poserait-il pas quelques difficultés pour l’avenir du journal?
Justement, le plus beau, c’est d’arriver à transmettre. Quand vous avez créé quelque chose de rien –nous n’étions que trois au départ–, à contre-courant, et qu’aujourd’hui vous êtes le troisième quotidien généraliste en France, après Le Monde et Le Figaro, c’est réjouissant, mais cela représente aussi une lourde responsabilité. Le vrai risque, c’était que le journal se réduise à l’image de son fondateur qui incarne cette réussite.
«La promesse de l’égalité subit les assauts de l’extrême droite sous ses divers visages.»
La direction du journal est désormais assurée par quatre femmes. Est-ce un choix délibéré, un symbole?
Certes, cette composition n’est pas arbitraire. Mais ce choix est arrivé assez naturellement. L’objectif est que Mediapart soit à l’image de la société. On a voulu montrer que le journal vit en phase avec les sujets qu’il traite et les combats qu’il mène. En l’occurrence, Mediapart est le leader en France dans les enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles, et le précurseur du MeToo français. Les enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles sont à mes yeux une véritable révolution anthropologique.
Qu’entendez-vous par «révolution anthropologique»?
MeToo représente bien plus qu’une «révolution culturelle», comme on a pris l’habitude de le dire. Ce mouvement a mis sur la table des questions qui portent à leur point d’incandescence la question de l’égalité – notion qui m’est particulièrement chère. D’ailleurs, quand on me demande où se situe politiquement Mediapart, je réponds: «Nous sommes radicalement démocratiques.» Cela veut dire que nous prenons au pied de la lettre cette promesse, toujours inachevée, que les humains naissent libres et égaux en droits sans distinction d’origine, de condition, d’apparence ou de genre. Le mouvement MeToo porte de manière sous-jacente cette promesse.
Ce principe vous semble-t-il menacé de nos jours?
Cette promesse de l’égalité subit les assauts de l’extrême droite sous ses divers visages. L’extrême droite, ses lobbys et ses porte-parole remettent en cause l’égalité et pensent qu’il existe des inégalités «naturelles»: les hommes seraient «naturellement» supérieurs aux femmes, une telle origine vaudrait plus qu’une telle autre, etc. Mais j’insiste sur la dimension anthropologique de la révolution MeToo puisqu’elle nous émancipe de millénaires d’inconscient de domination du genre masculin. Ce mouvement remet radicalement en cause ce préjugé. Et diverses tranches de la société s’en sont emparées; il s’exprime dans divers milieux, notamment chez la jeunesse qui le politise joyeusement et efficacement.
Revenons à vos débuts en journalisme. D’où est né votre goût pour l’investigation?
Je suis un journaliste de hasard. Je ne l’ai pas décidé. Je suis avant tout l’enfant et le fruit de ma génération, celle de la lutte contre le colonialisme, contre la guerre d’Algérie, contre la guerre au Vietnam. Du côté familial, l’histoire de ma famille est à cheval sur les Caraïbes et l’Algérie. Mon pays d’enfance est la Martinique, et celui de ma jeunesse l’Algérie de l’après-indépendance. Je suis arrivé à Paris à 18 ans, en 1970, avec une petite machine à écrire sous le manteau. J’ai interrompu mes études car j’étais happé par l’activisme militant de cette époque. J’avais pris une orientation internationaliste, antistalinienne, refusant que l’on mente au nom de l’émancipation. Tout cet itinéraire est traversé par une passion: l’écriture. Enfant, j’écrivais. Je garde encore des textes que j’ai rédigés sur la réforme agraire en Martinique quand j’avais 11 ans et demi (rires).
Au-delà de la passion de l’écriture, pourquoi l’investigation et l’enquête en particulier?
J’éprouvais quelque chose de l’ordre de la curiosité insatiable. J’avais cette curiosité d’aller chercher derrière la face visible des choses, dans les coulisses. Ma première passion, quand j’étais jeune, était l’archéologie, une sorte d’investigation sur le passé. D’ailleurs, j’ai participé aux deux derniers chantiers de fouilles de l’époque romaine en Algérie. Fouiller est ma passion depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui.
A quel moment avez-vous fait de votre passion votre métier?
Lorsque j’ai fini mon service militaire, en 1979, je me suis retrouvé sur le marché du travail. A ce moment, le choix du journalisme d’investigation s’est fait naturellement. J’ai commencé par des piges au journal Rouge, un média internationaliste, militant, artisanal, mais actif et engagé à l’époque, où j’avais publié mes premiers scoops (rires). Le propre du journalisme, c’est de trouver des informations. Et à y réfléchir un peu, la question de l’enquête dépasse le cadre journalistique. Elle a quelque chose d’universel et de vertueux pour le fonctionnement des institutions d’une démocratie. On la retrouve dans toutes sortes de métiers, avec des déclinaisons différentes: l’enquête policière, l’enquête judiciaire, l’enquête archéologique, l’enquête universitaire; au même titre, on retrouve l’enquête journalistique. Notre fonction sociale, en tant que journalistes, est d’apporter des connaissances, et les meilleures connaissances sont celles qui font réfléchir, mettent les gens en mouvement, bousculent la société, ou encore celles qui poussent à penser contre soi-même. Les informations de cette nature ne sont pas données, il faut aller les chercher.
Plus précisément, quelle est votre vision du journaliste d’investigation aujourd’hui, au XXIe siècle, à l’aune des enjeux et défis qui guettent la société?
Je n’adhère pas au mythe du journalisme, en particulier du journalisme d’investigation, comme domaine à part, avec une sorte d’héroïsation du journaliste-enquêteur qui prendrait des risques et tiendrait tête aux puissants. J’ai toujours conçu le journaliste comme un chercheur de trésor, mais un chercheur de trésor qui fonctionne de manière artisanale. En 1982, quand je passe de la rubrique «Education», où j’avais commencé, à la rubrique «Police», et quand je révèle quelques années plus tard les l’affaire des écoutes téléphoniques de l’Elysée sous la présidence de François Mitterrand, ou encore celle du «Rainbow Warrior», je n’avais pas en tête l’idée que je me frottais aux puissants ou que je tenais tête au président de la République. J’étais un peu inconscient de cela. Je faisais mon boulot, tout simplement.
«Le journalisme est en crise. Il faut reconquérir la confiance du public.»
Pensez-vous que le journalisme d’enquête est plus que jamais essentiel?
Le journalisme, en général, et le journalisme d’enquête, en particulier, sont vitaux pour le bon fonctionnement de la démocratie. Et en effet, l’enjeu est plus important et urgent aujourd’hui. D’abord, parce qu’il faut reconquérir la confiance du public. Le journalisme est en crise. La révolution numérique a provoqué un grand bouleversement de nos métiers et une crise de confiance du public. Avec, en plus, l’arrivée d’intérêts privés extérieurs au journalisme qui cherchent à s’accaparer le maximum de médias possible, avec un calendrier idéologique précis –je pense bien entendu au groupe de Vincent Bolloré.
Comment reconquérir cette confiance?
En montrant notre utilité. Cela passe notamment par ce que j’appelle le côté «Robin des bois» du journalisme, à savoir s’emparer de secrets que les puissants s’obstinent à cacher, pour les rendre au peuple qui a le droit de savoir. Cette manière de concevoir le journalisme est, à mon avis, la clé de la reconquête de la confiance. Cela passe aussi par le fait d’offrir de la hauteur et du recul au lecteur, de lui donner matière à réflexion, de le faire réfléchir, loin de l’agitation des chaînes d’info en continu. L’autre raison qui me laisse penser que nous vivons un moment charnière, c’est la crise que traverse notre société. En réalité, la catastrophe est déjà là avec, hélas, certaines catégories de gens qui veulent s’en sortir au détriment des autres. Dans ce moment-là, le journalisme devient un champ de bataille car nous voyons que l’arme du pouvoir économique et politique consiste à étouffer les infos sous le flot des opinions. Dans ce contexte, les vérités de faits et de connaissances en prennent un coup.
Vous avez à plusieurs reprises souligné la diversité des profils des abonnés de Mediapart. Néanmoins, ils présentent majoritairement une sensibilité de gauche, progressiste. Comment défendre la vérité à tout prix quand on est entièrement dépendant de ses abonnés –ce qui est le cas à 98% pour Mediapart?
Je pense qu’un bon journal est un journal qui prouve son indépendance, y compris face à ses abonnés. D’ailleurs, notre particularité est que nous rendons compte quand il y a des polémiques, quand il y a des critiques, etc. Nous communiquons par diverses plateformes avec nos abonnés. Un journal qui se respecte doit assumer de bousculer ses lecteurs, doit être capable de leur dire franchement «là, il y a une telle réalité, elle vous déplaît, mais c’est ainsi, il faut la regarder». Evidement, ça crée des tempêtes par moments. Mais il faut les assumer. Cela fait partie du métier.
A titre personnel, on vous reproche parfois votre passé trotskiste. Certains vous soupçonnent de l’être encore aujourd’hui…
Dans mon livre Secrets de jeunesse, j’ai tout raconté. Je ne renie rien. Dans ce livre, je rends compte de mon itinéraire personnel, que j’assume, contrairement, par exemple, à l’ancien Premier ministre Lionel Jospin qui s’entêtait à le cacher à tout prix. Personnellement, je n’en suis pas embarrassé car cet engagement de jeunesse n’a rien à voir avec la vie politique française. Il s’agit plutôt d’un parti pris intellectuel que j’ai fait quand j’étais encore en Algérie. Ce choix intellectuel est celui de l’héritage le plus internationaliste et libertaire de cette période, celui d’une poignée d’intellectuels qui prennent parti et choisissent d’être du côté de l’émancipation. Ils refusent surtout que l’idéal internationaliste soit trahi par Staline et le stalinisme. Que me reproche-t-on alors?
De garder, aujourd’hui encore, des relents trostskistes, qui sont parfois antidémocratiques…
Mes engagements pour la démocratie et l’égalité sont clairs. Me reproche-t-on d’avoir été antistalinien, contre le Goulag, etc.? Je revendique d’avoir appartenu à cette sensibilité qui a su tenir les deux bouts et ne jamais mentir au nom de l’émancipation. La doctrine stalinienne soutient qu’on peut mentir, si cela s’impose, si cela participe à l’émancipation. Non, la fin ne justifie pas les moyens. Dans mon cheminement personnel, j’ai toujours été du côté de tous les soulèvements des peuples pour l’émancipation. Par exemple, en 1968, nous étions contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS. Cela dit, aujourd’hui, j’ai renoncé à l’engagement militant au sens partidaire.
Vous définissez-vous comme un journaliste engagé? Et comment conjuguer cet engagement avec le recul que nécessite le traitement de l’information?
En effet, je revendique de faire mon métier d’une manière engagée. La question de la vérité, plus que jamais, est une question vitale. Je suis engagé pour faire jaillir cette vérité, disons. Nous vivons une époque où des régimes politiques, illibéraux et autoritaires, considèrent qu’il n’y a plus de vérité sinon celle qu’ils proclament, celle de leur propagande. Cette question de défendre les vérités de fait et de connaissance contre les logiques de propagande et d’intérêt privés, est une forme d’engagement. Elle est essentielle pour voir clair; j’insiste sur cette formule, car aider à voir clair est le rôle du journaliste. Voir clair pour ne pas être borgne ni hémiplégique.
Que voulez-vous dire?
Prenons un exemple concret. Aujourd’hui, dans le contexte géopolitique qu’on connaît, on essaie à Mediapart de tenir les deux bouts: à savoir documenter les horreurs commises en Ukraine et à Gaza, alors que certains ne voient que celles commises en Ukraine, et d’autres que celles de Gaza, au point d’ailleurs de se montrer aveugles sur la réalité atroce du régime russe. Il faut documenter l’ensemble, les deux. C’est ça, ne pas être borgne ni hémiplégique.
Bio express
1952
Naissance, à Nantes.
1955
Départ et enfance en Martinique, département d’outre-mer français.
1976
Journaliste au quotidien Rouge, journal de la Ligue communiste révolutionnaire.
1996
Directeur de la rédaction du journal Le Monde.
2008
Cofonde Mediapart.
2020
Publie La Sauvegarde du peuple. Presse, liberté et démocratie (La Découverte).
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