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Le «Speed Watching»: pourquoi il faut arrêter de regarder des vidéos en vitesse accélérée
Longtemps perçue comme une option gadget sur Netflix ou YouTube, la lecture accélérée des vidéos et séries a fini par trouver son public. Le speed watching permet de regarder un maximum de contenus, et ce, en un minimum de temps. Décryptage.
Jeanne vit en accéléré, littéralement. Avant de partir au travail, elle écoute les vocaux de sa meilleure amie en vitesse x2, car «elle explique en trois minutes ce qu’elle peut raconter en 30 secondes». Pour faire passer le temps dans le métro, elle regarde des épisodes de The Office. Son temps de trajet dure moins longtemps qu’un épisode. Pour l’avoir terminé avant d’arriver au bureau, Jeanne l’accélère à chaque fois. Le soir, en rentrant, elle aime se poser devant un film. Problème: le film qui la tente dure souvent plus de deux heures… Or, Jeanne se couche tôt. Comme pour The Office, et d’autres programmes vidéo de son quotidien, elle accélère un tantinet la vitesse de défilement. En réalité, Jeanne accélère tout ce qu’elle regarde. A tel point que même un épisode de Bref. lui paraît interminable. Temps gagné et concentration accrue sur ce qu’elle visionne, Jeanne a de bons arguments à défendre et fait partie des 30% d’utilisateurs de Netflix qui font comme elle. L’ère du «binge watching» est révolue, bonjour le «speed watching».
Un gain de temps, qui n’en est pas vraiment un
Pour ceux qui consomment leurs vidéos en accéléré, l’argument du gain de temps revient systématiquement. «Puisque ça va plus vite, je peux regarder plus de contenus», ajoute Manon, qui regarde aussi la quasi-totalité de ses vidéos en x2. Maureen, elle, utilise cette fonction uniquement sur YouTube: «Le débit est toujours très lent, j’ai du mal à me concentrer sur ce que les vidéastes racontent. En accéléré, ça me permet d’avoir plus d’informations d’un coup et d’éviter les moments de pause où ils cherchent leurs mots.» Même son de cloche du côté de Léa, qui n’accélère les vidéos que sur TikTok: «Pour les vidéos plus longues, si je ne mets pas en accéléré, je m’ennuie plus rapidement. Je veux passer le plus vite possible à la vidéo suivante.»
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Pour Hugues Draelants, sociologue à l’UCLouvain, les personnes qui accélèrent leurs programmes vidéos veulent surtout maîtriser davantage leur temps: «Visionner en vitesse permet de savoir plus vite si le contenu nous plaît ou non. On a l’impression de mieux rentabiliser son temps libre et d’avoir une vie plus remplie. Tout va plus vite, et les outils qui permettent d’optimiser son emploi du temps s’accumulent.»
Accélérer une vidéo en fait partie. Mais ce temps «gagné» est-il réellement réinvesti dans autre chose? Pas vraiment. «Au lieu de profiter de ce temps libre, ces personnes relancent une autre vidéo. C’est un cercle sans fin», observe le professeur. Manon en est consciente: «Je pourrais utiliser ce temps pour autre chose, mais au final, je l’investis juste pour regarder encore plus de vidéos, toujours en accéléré…»
Ce besoin de rapidité crée une satisfaction immédiate, proche de celle générée par les vidéos verticales sur les réseaux sociaux. Léa l’admet: «C’est devenu un automatisme, un peu addictif. Tout doit aller vite. Tellement vite que j’ai même du mal à regarder un TikTok sans le mettre en accéléré. Et je sais que ça a un effet sur ma concentration.»
«J’aimerais pouvoir accélérer le débit de parole des gens»
Cette habitude ne s’arrête pas aux écrans et peut avoir des conséquences sur les interactions sociales. «Dans la vie quotidienne, il y a un risque que la personne ait envie que son interlocuteur aille droit au but, analyse le sociologue. La majorité d’une discussion peut alors sembler superflue.»
Manon se retrouve dans le constat de l’expert: «Il y a des conversations où j’aimerais accélérer le débit de parole des gens, comme sur YouTube. Parfois, je perds patience.» De son côté, Léa observe une réelle difficulté à rester attentive dans les échanges: «Je mémorise moins bien ce qu’on me dit. Dans mes études et mes stages, ça devient un problème. On a l’impression que notre cerveau n’est plus fait pour absorber des informations à vitesse normale.»
Cette surconsommation rapide ne serait pas sans conséquence sur la santé mentale. «Regarder des vidéos en accéléré peut sembler anodin, mais cela alimente un besoin constant d’efficacité et de productivité, souligne Hugues Draelants. A terme, cela peut engendrer des troubles de l’attention, voire un risque accru de burnout. Car en voulant toujours aller plus vite, on finit par saturer.»
Ce phénomène se retrouve chez les étudiants que le professeur de sociologie a en face de lui: «Ils ont de plus en plus de mal à se concentrer sur un contenu qui leur parait ‘lent’.»
Apprendre à ralentir
Dans un monde où tout s’accélère, même le divertissement, Hugues Draelants invite à prendre du recul: «Nous sommes dans une société qui valorise la rapidité et l’optimisation de notre temps. Il faut apprendre à décélérer et se réapproprier le temps, au lieu de toujours vouloir faire tout, tout de suite.»
Jeanne ne va très certainement pas écouter le sociologue, car Jeanne n’est sûrement pas arrivée au bout de cet article. Ou alors, Jeanne l’a parcouru en vitesse, en lisant une phrase sur deux ou en sautant quelques paragraphes. Jeanne doit déjà espérer qu’un génie de la tech invente enfin l’option «lecture accélérée» pour la presse écrite.
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