De Loft Story aux influenceurs: pourquoi la fascination pour la téléréalité ne s’éteint pas malgré les échecs
Née il y a plus de vingt ans, la téléréalité traverse des tempêtes: mauvaises audiences, annulations, scandales. Si les critiques des débuts apparaissent comme des prophéties, le genre, dominant, fourbit encore ses armes.
Depuis son apparition sur les télévisions francophones au début des années 2000, la téléréalité a brouillé les frontières entre réalité et fiction, sphères publique et privée, information et divertissement. Elle a colonisé les programmations et les temps d’audience et influencé par ses codes la création d’innombrables concepts et formats. Dans son livre Téléréalité. Quand la réalité est un mensonge (Les Presses de l’université de Montréal, 2007), Luc Dupont définit la téléréalité comme une «“créature hybride” qui s’inspire directement de nombreux genres et qui a évolué à travers le temps: documentaire, sport, dramatique, divertissement, jeu-questionnaire, etc.» De Loft Story aux Cinquante en passant par Top Chef, The Voice, Un dîner presque parfait ou Les Anges de la téléréalité, elle s’est imposée dans tous les recoins de la production télévisuelle. La téléréalité francophone a résisté aux indignations qui ont accompagné ses débuts. Elle a su en tirer profit en matière d’image, d’identité et de promotion. Toutefois, les annulations récentes d’émissions emblématiques, les accusations d’arnaques, de violences et de sexisme, sur fond de baisse d’audience, semblent siffler la fin de la récré.
Derrière ses allures d’expérimentation sociologique, rien n’est vraiment laissé au hasard.
Naissance et premières critiques
Lancée sur MTV, Frenchie Shore, dernier avatar de la télé scandale, défraie la chronique depuis son lancement, le 11 novembre dernier. Dix jeunes hommes et femmes y partagent une villa avec piscine devant les caméras qui scrutent leurs ébats déclinés sous le triptyque sexe, clash et alcool. L’émission signe le retour de la trash télé que les observateurs redoutaient il y a 22 ans, au moment où la téléréalité émergeait de ses fonts baptismaux. Le 26 avril 2001, M6 ouvrait en effet une nouvelle ère en introduisant dans un loft bardé de caméras Loana, Steevy, Jean-Edouard et les autres. Loft Story est lancée et la télé, rythmée par les premiers scandales en milieu aquatique, ne sera plus jamais la même. Héritière de l’émission Big Brother, produite par Endemol pour la télévision néerlandaise, Loft Story opère, plus profondément, un changement de paradigme par les non-dits de sa construction narrative. Derrière ses allures d’expérimentation sociologique, rien n’est vraiment laissé au hasard. Il y a une trame écrite, une série d’intrigues ébauchées à partir de possibles et structurés au fur et à mesure du déroulement, dans un cadre prédéfini par l’espace clos et les règles du jeu: inactivité, défis, sélection des candidats, éliminations. Dans cette arène, naît une série d’événements parmi lesquels la production choisira les composantes d’un récit qu’elle retiendra au montage, dont le résultat sert de base pour motiver les choix des téléspectateurs: qui part, qui reste? Avec ce processus émerge le candidat de téléréalité, nouveau motif du paysage audiovisuel: personne et personnage à la fois, incarnation du vrai, dans lequel se projetteront fantasme, désir ou sarcasme. Tout cela s’étale sur plusieurs médias (télévision, Internet, presse) et un modèle économique nouveau qui engage les téléspectateurs à coup de SMS surtaxés.
Aux critiques soulevant voyeurisme, humiliations, individualisme, marchandisation et inauthenticité, répondent de spectaculaires succès d’audience. Très vite, d’autres émissions suivent. L’Ile de la tentation et Opération séduction attisent le voyeurisme. Popstars et la Star Academy initient le retour du télécrochet. «Ces différentes émissions ont montré que la quotidienneté avait une valeur marchande pour les grands réseaux de télévision», analyse Luc Dupont.
Format dominant
Ces émissions ont besoin de légitimité pour perdurer. Elles s’habillent d’aventure humaine et collective avec Koh-Lanta ou Pékin Express ou d’une transaction éthique dans La Ferme célébrités : en échange de la manipulation ostentatoire et des humiliations quotidiennes, les candidats font la promotion d’une cause humanitaire. Depuis lors, la téléréalité s’est installée sur les écrans. Articulées autour d’une certaine représentation du quotidien, d’autres déclinaisons se sont imposées en adoucissant les traits les plus saillants d’un format désormais dominant: Un dîner presque parfait, Top Chef, L’Amour est dans le pré, The Voice ou Affaire conclue en sont de bons exemples. Jeux, quiz, télécrochet, amour, cuisine, aucune zone de la vie privée ou publique n’a semblé échapper à l’emprise de la téléréalité ni à ses conséquences sur la redéfinition de la célébrité et des relations humaines.
Parallèlement, l’importance grandissante des réseaux sociaux a consolidé son caractère transmédia, sur lequel les participants peuvent s’appuyer pour déployer leur notoriété, créer des sources de revenus, en alimentant les flux d’information de leur quotidien ou leurs histoires sentimentales grâce à Instagram, Snapchat, YouTube et aujourd’hui TikTok. C’est l’ère des influenceurs, dont certains auront même leurs propres émissions (Allô Nabilla, JLC Family). Mais si la téléréalité se recycle, elle se caricature aussi. Pour Nathalie Nadaud-Albertini, sociologue des médias: «L’homogénéité de certains candidats jette le trouble auprès des téléspectateurs. Ce qu’on voit à l’écran, c’est un mélange entre ce que les candidats veulent donner, ce que la production montre et la scénarisation. Au final, la téléréalité n’a de réalité que le nom.» La crédulité du public, même en suspension, a aussi ses limites.
Ces émissions ont montré que la quotidienneté avait une valeur marchande.
Audiences en berne et scandales
En Belgique, en 2022, l’émission de divertissement la plus regardée était la Star Academy de TF1, qui a rassemblé 631 700 Belges d’après le CIM (Centre d’information sur les médias). La onzième saison du télécrochet, né en 2001, a démarré le 4 novembre dernier mais les premiers chiffres d’audience, honorables (plus de 16% de parts de marché, 3,23 millions de téléspectateurs en France) ont laissé place à d’autres moins reluisants pour la première chaîne française. La Star Ac’ s’est fait doubler, dès la deuxième semaine, par la double concurrence de France 2 et France 3.
Un léger camouflet qui succède à d’autres échecs: Les Marseillais, Les Princes et princesses de l’amour, La Villa des cœurs brisés, Les Cinquante… La liste des émissions déprogrammées s’allonge depuis 2021. Si la nostalgie est un ressort puissant, reste à vérifier si elle permettra à Secret Story, que TF1 relancera en 2024 pour sa première saison depuis 2017, d’inverser la tendance. Car le désamour a plusieurs facteurs. Les ados qui ont grandi avec ces émissions sont aujourd’hui des adultes. Les productions ont la lourde tâche de continuer à les séduire tout en allant chercher les plus jeunes, sans trop rejouer les vieilles recettes. Car comme le rappelle Nathalie Nadaud-Albertini, «le public est désormais aguerri aux ressorts narratifs de la téléréalité». En outre, le rapport aux écrans a considérablement changé en vingt ans, et ces derniers se déploient désormais dans une large gamme de consommations. Les 12-25 ans se détournent des programmes linéaires au profit des plateformes comme TikTok, Instagram ou YouTube pour suivre des personnalités ou aller chercher du sensationnel. A ces premiers signes de fatigue vont succéder une série de scandales qui entachent le règne de la téléréalité. Produits et investissements douteux, escroqueries en ligne, promotion de la chirurgie esthétique: de nombreux candidats ont été dans la tourmente depuis 2022. Magali Berdah, principale agente d’influenceurs, est visée par de multiples accusations d’arnaques. L’affaire, amplifiée par un clash mémorable avec le rappeur Booba, sur fond de harcèlement en ligne et de révélations explosives, avait tout d’un mauvais scénario. Mais il est bel et bien ancré dans le réel.
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L’appétit pour le scandale, aggravé par les accusations de sexisme et de viol et le non-respect des relations de travail tourné à l’intoxication générale. Dans ce contexte, la téléréalité francophone, en déclin à domicile, fait face sur les plateformes à la concurrence colossale des émissions américaines. Si elle ne se renouvelle pas, elle s’éteindra. Son modèle interchangeable dans un monde globalisé la noie parmi les innombrables productions qui traversent les frontières, les succès de The Real Housewives of Beverly Hills, The Kardashians, sur Netflix et Disney+. La fascination pour le genre téléréalité ne semble donc pas s’éteindre pour autant. Autre signe: depuis des années, les séries se sont emparées de ses codes pour les parodier allègrement ou en surligner les problématiques, à l’image de The Office, Parks and Recreation, Unreal, La Flamme (et sa suite Le Flambeau) ou Squid Game. En retour, cette dernière, succès coréen surprise de Netflix en 2021, fait depuis le 22 novembre l’objet d’une adaptation en jeu de téléréalité sur la même plateforme: Squid Game, the Challenge. Sur Prime Video, l’adaptation de l’univers James Bond en 007: Road to a Million, un jeu au format téléréalité présenté par l’acteur Brian Cox (Succession), prouve que l’ogre de la real tv a encore un monstrueux appétit.
La fabrique du sexisme
Valérie Rey-Robert, sociologue et autrice du livre Téléréalité: la fabrique du sexisme (Les Insolentes, 2022) a décelé, que ce soit dans Les Marseillais, Recherche appartement ou maison, les émissions culinaires ou de relooking, les mécanismes sexistes et homophobes sur lesquels s’articule trop souvent la téléréalité. «Dans les émissions de vie collective, l’hétérosexualité est mise en avant. Les femmes ne sont pas solidaires entre elles, à l’inverse des hommes. L’unique sujet de conversation des femmes est les hommes. L’Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique a relevé que l’accent est généralement mis sur la bêtise supposée des femmes, sur des activités et des comportements assignés à des stéréotypes de genre.» En outre, des affaires de harcèlement et d’agressions sexuelles, notamment celles impliquant Illan Castronovo, candidat multirécidiviste dans Les Princes et Princesses de l’amour, La Villa des cœurs brisés, Moundir et les apprentis aventuriers, Les Anges ou encore Les Marseillais, ont nourri la conviction que tout un pan de la téléréalité faisait la promotion de la culture du viol. Le MeToo de la téléréalité a mis au jour une représentation des relations biaisée par les clichés de genre, où les hommes sont valorisés pour leur infidélité et les femmes de la chair à harcèlement massif sur les réseaux. Le tout couvert par les sociétés de production.
Chercher l’amour, trouver la justice
Le cadre juridique de la téléréalité a toujours été flou. Jeremy Hartwell et Nick Thompson, candidats de la deuxième saison de Love is Blind, le découvrent cette année alors qu’ils accusent Netflix et la société de production Kinetic Content, pour comportements maltraitants: privation d’eau, de nourriture et de sommeil, refus de soutien psychologique, salaires dérisoires. «Il est bien plus profitable de produire des émissions sans aucun sens éthique, témoigne Jeremy Hartwell. C’est une forme de capitalisme dérégulé où personne n’a de droit, personne n’est protégé. Il faudra bien qu’on ose renverser collectivement le rapport de force, en faisant usage de la loi, en se syndiquant, en interpellant l’opinion publique.» Un tel discours étonne quand il émerge d’une industrie ayant érigé l’individualisme en valeur cardinale. Dans le contexte de la grève historique des scénaristes et des acteurs qui a secoué les Etats-Unis cette année, il a pourtant trouvé un écho afin de structurer davantage le métier et de proposer un soutien juridique et psychologique au travers de la fondation Ucan, créée par les deux ex-candidats. En France, depuis 2013 et un arrêt retentissant de la Cour de cassation, les candidats doivent désormais être considérés comme des salariés et leur présence faire l’objet d’un contrat de travail. Mais les affaires continuent d’affluer aux prud’hommes par dizaines chaque année et la notion selon laquelle la participation à ces émissions est une aventure ou une occasion d’accroître sa notoriété demeure encore bien ancrée.
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