Zorro Patino

Doté des pleins pouvoirs à la tête des programmes du groupe public français, ce patron de choc se voit confier la mission de relancer la machine. Un pari à quitte ou double.

Une mèche savamment indocile qui lui barre le regard, le teint blafard de ceux qui travaillent trop, et, derrière de fines lunettes, deux yeux en querelle qui s’agitent et vous fouillent. Il y a encore quelques semaines, Bruno Patino passait des nuits paisibles. Mais depuis que le PDG de France Télévisions, Rémy Pflimlin, lui a confié les rênes des programmes de l’ensemble du groupe, l’intéressé se réveille à l’aube  » la boule à l’estomac « .

Comment cet intellectuel de 47 ans au front proéminent, cet ascète amoureux de mathématiques et d’algorithmes, auteur de nombreux rapports roboratifs, s’est-il résigné à endosser la tunique d’un pompier de service, devenue camisole ? Chaque matin, son iPhone sonne le tocsin à l’heure où tombent les audiences et les problèmes.

Jusqu’à la fin de janvier, il dirigeait la Cinquième, une PME rutilante. Presque un passe-temps pour ce touche-à-tout brillant : un ancien directeur de France Culture passionné de numérique, passé par le magazine Télérama et le groupe Le Monde, dont il fut le correspondant au Chili, avant d’en prendre, en 2007, la vice-présidence. A ses heures perdues, ce patron de chaîne engloutissait des livres, s’enivrait de musique, avant d’aller, de temps à autre, vaticiner aux oreilles d’étudiants attentifs. De retour à  » France Télés « , juché sur un imaginaire trépied, il assommait son PDG de démonstrations au cordeau. Que n’a-t-il fait ? Coincé à la tête d’une maison brinquebalante, à laquelle Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, et l’Elysée mènent une guerre d’usure, Rémy Pflimlin s’est dit un matin qu’il avait peut-être là, sous ses yeux, l’homme idoine…

Deux ans et trois mois, c’est le temps de ces galères. A l’été de 2015, Rémy Pflimlin quittera le navire. Et Bruno Patino montera aussi dans la chaloupe, si d’aventure il n’a pas réussi, entre-temps, à redresser le cap. Question : comment cet  » esprit analytique, intuitif, bien structuré et à l’autorité incontestable  » – ainsi le dépeint Alain Minc, qui le connaît bien – va-t-il s’accommoder d’un univers de saltimbanques ? Car cet intello dévoyé, qui se défie du milieu et d’un système dont il ne partage ni les moeurs ni les codes, a la réputation d’être un solitaire. Mais c’est aussi un personnage dont l’autorité ne se discute pas : l’autre visage d’un manager, parfois abrasif, qui n’a pas pour habitude de transiger.  » Ni abus de pouvoir de la part du diffuseur ni abus d’influence du côté des producteurs  » : tel est le premier message qu’a déjà fait passer au petit monde de l’audiovisuel, en termes à peine atténués, ce patron de choc. Avec lui, cet univers, fait de coteries et de liens de consanguinité opaques, risque de tomber sur un os.

Plus de matière grise

C’est donc sous la mitraille que Patino s’apprête à repenser l’ensemble de la ligne éditoriale d’un groupe de chaînes aux audiences erratiques. Or la mission semble d’autant plus périlleuse – voire impossible, pour beaucoup – que les caisses sont vides. Malgré un budget consacré aux programmes de 1,26 milliard d’euros, France Télévisions croule sous les coûts et les déficits. A cela s’ajoute la rigueur imposée par les grands argentiers de Bercy, qui réclament toujours plus d’économies. Au point que le ministère du Budget menace de ne pas verser l’enveloppe promise d’une trentaine de millions d’euros destinée à colmater les comptes de l’entreprise.

Le groupe public, désargenté dans un paysage audiovisuel laminé, en grande partie, par les chaînes de la TNT, semble ainsi condamné au régime sec. Bruno Patino a donc choisi d’aller au plus simple : redonner, sans esbroufe et avec les moyens du bord, du  » sens  » à une télévision de service public qui va devoir redécouvrir l’exigence. Moins de moyens et plus de matière grise. Pour cela, celui qui a déjà mis en place avec succès toute la stratégie numérique du groupe se dit prêt, s’il le faut, à sacrifier l’audience. Le pari est culotté, mais l’ambition est là : compenser le manque de subsides par une imagination renouvelée et une prise de risques revendiquée.

Des paroles et des actes. C’est le 26 mars prochain que Bruno Patino parlera à l’ensemble de ses troupes.  » Relancer la machine « ,  » créer une collectivité de destins « ,  » densifier l’offre éditoriale  » : voilà le credo qu’il martèlera. Celui qui veut travailler sur la durée se refuse à lancer, au débotté, de nouvelles émissions, au nom du seul changement. Mais les grilles des programmes vont être toilettées, certaines émissions passer à la trappe et les budgets rabotés. Une seule réforme structurelle à l’ordre du jour, France 4 : cette chaîne fantomatique.

Ainsi promu, Bruno Patino s’est-il du coup construit un marchepied, en vue de la succession de Rémy Pflimlin ? David Kessler, l’homme des médias de François Hollande, à l’Elysée, l’y verrait bien. Tout comme la ministre de la Culture, qui est tombée sous le charme de cet homme de gauche, dont Nicolas Sarkozy s’enticha lui aussi.  » Je lui déconseillerai fortement, avoue Jean-Marie Colombani, l’ancien patron du Monde, même si le moment est venu d’être un n° 1 pour ce garçon capable de gérer de très grandes entreprises et doué d’une vision prospective. Car cette maison est tout simplement ingouvernable.  » L’homme résistera- t-il aux sirènes du pouvoir ? l

RENAUD REVEL

Cet univers de coteries et de liens de consanguinité opaques risque de tomber sur un os

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire