Vivre avec la nuance
L’écrivain Fabrice Humbert et l’essayiste Jean Birnbaum dénoncent les dangers pour la démocratie de l’hystérisation et de l’appauvrissement du débat public.
Le débat en démocratie est-il en danger? La focalisation sur la seule gestion de l’épidémie de coronavirus depuis un an et l’exacerbation des points de vue autour de la meilleure façon de la combattre ou simplement de sa réalité ont pu donner le sentiment que le débat public, constitutif de la démocratie, devenait vain. Pour d’aucuns, il est rendu impossible sur les réseaux sociaux et sur les plateaux de télévision par l’affirmation arbitraire de certitudes qui balaie l’écoute d’arguments contradictoires.
« Ce n’est pas seulement la réalité de la situation qui provoque le malaise actuel, c’est sa déformation par les mots, pose l’écrivain Fabrice Humbert en ouverture de son essai Les Mots pour le dire (1). L’ expression lucide et mesurée d’une situation reste en démocratie le meilleur moyen d’affronter les problèmes. D’où nos difficultés si ce débat même est altéré, si la réalité est déjà déformée par les représentations hérissées et délirantes des polémistes. Notre tâche, c’est d’affronter les difficultés réelles, pas les délires. » L’auteur de L’Origine de la violence (Le Passage, 2009) en impute notamment la responsabilité aux politiques qui ont dévitalisé les mots du pouvoir, pas tant en Europe par une « vision tweetienne du monde » mais par l’euphémisation permanente et la dilution dans des termes vagues et englobants. Ces « éléments de langage » dont se repaissent les communicants.
Par quelle aberration peut-on penser que la politique consiste à désigner des ennemis alors qu’elle est la définition d’un partage?
Ce travers est plus dangereux qu’on ne le croit parce que les populistes s’en saisissent. « Le populisme inverse la dévitalisation, met en garde Fabrice Humbert […]. Il incarne la parole forte d’un Etat fort, et face aux chiffres, il parle des passions et des vrais gens. » Autre danger, la stratégie de la polémique permanente fondée sur trois paramètres: désignation de l’adversaire, disqualification de l’adversaire, besoin du public. En effet, « si le débat public est ruiné par ce hurlement permanent, c’est parce que celui-ci nie l’altérité. L’ autre n’existe pas en soi mais comme un ennemi. Et on ne débat pas avec l’ennemi. […] Par quelle aberration peut-on penser que la politique consiste à désigner des ennemis alors qu’elle est la définition d’un partage: ce que nous avons en commun, nous individus, à l’intérieur d’une société, et comment nous devons l’organiser? », défend Fabrice Humbert.
Des intellectuels qui ont toujours respecté leurs contradicteurs, ce sont les personnages « trop nuancés pour s’aligner sur des slogans » que met en exergue Jean Birnbaum à l’appui de son essai sur Le Courage de la nuance (2): de l’ethnologue Germaine Tillion à la politologue Hannah Arendt en passant par les écrivains Albert Camus, Georges Bernanos, George Orwell et les philosophes Raymond Aron et Roland Barthes. Comme emblème de la disqualification contemporaine du débat, le directeur du Monde des livres insiste sur l’accusation de « faire le jeu de… » S’en référant à la pensée de George Orwell, il affirme au contraire que « jamais une vérité ne devrait être occultée sous prétexte qu’en nommant les choses, on risquerait de se mettre à dos telle personne importante ou de « faire le jeu » de telle idéologie funeste ». Et, citant Albert Camus et son « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir raison », Jean Birnbaum avance: « Dans le brouhaha des évidences, il n’y pas plus radical que la nuance. »
(1) Les Mots pour le dire. De la haine et de l’insulte en démocratie, par Fabrice Humbert, Tracts Gallimard, 46 p.
(2) Le Courage de la nuance, par Jean Birnbaum, Seuil, 142 p.
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