Viaduc de Millau,Un pont hors normes

Des années d’études et un travail de titan, des polémiques et des élus partagés, un ouvrage d’art et d’ingénierie qui bat tous les records : la passerelle de bitume lancée à 270 mètres au-dessus du Tarn va devoir maintenant démontrer sa solidité économique. Retour sur un chantier d’exception

Passe-muraille des derniers kilomètres aveyronnais ayant résisté à la Méridienne, cette A 75 qui devrait, dès l’été 2005, relier d’une traite les 340 kilomètres séparant Clermont-Ferrand de Béziers, le viaduc de Millau, un ouvrage hors normes, aura été construit tambour battant en trente-neuf mois.

 » On en a bavé « , résume, lapidaire, Michel Virlogeux, concepteur du pont de Normandie. Virlogeux connaît le terrain :  » Il a fallu un an d’études pour organiser le système de poussage, un vrai roman ! A côté, le pont de Normandie était une bluette.  »  » On pourrait en baver encore « , répond en écho Alain Desjardin. Ancien des campagnes du Larzac, ex-porte-parole régional des Verts, Desjardin est de ceux qui ont contesté le choix du tracé de l’A 75 et, avec lui, de l’ouvrage retenu, fustigeant au passage les faux-semblants d’une enquête publique orientée, d’une concertation sur les tracés qui tourne court, d’une mascarade de discussion sur les deux itinéraires finalement en lice, celui descendant par la vallée et celui traversant les Causses par le haut.

Ce qui, aujourd’hui, laisse Desjardin pantois, ce sont les indices sur l’instabilité des sols dont ses  » contacts  » millavois l’informent. Chez Eiffage, le concessionnaire grand ordonnateur du chantier, on les range au nombre des  » aléas « . Répétitifs, mais sans surprise, vu la nature du relief. Dès le creusement des fondations de la culée, à l’endroit où commence le tablier, les terrassiers ont rencontré des cavités  » non prévues « , qu’ils ont comblées par des charges de béton. Tout comme ils ont traité, en renforçant ses fondations, la pile P 4, construite sur une zone de failles, entre marnes et calcaires.  » Des incidents classiques sur un chantier « , confirme Georges Gillet, patron de la structure administrative qui a élaboré le cahier des charges du viaduc et supervise son avancement.

Millau et le sud de l’Aveyron sur orbite

Classique aussi, cet éboulement de terrain, en mai, à proximité de la pile P 1, lié à des infiltrations pluvieuses dans une faille ?  » Un glissement dû à la piste de chantier, explique Gillet. N’étant pas faite pour durer éternellement, elle n’a pas été consolidée.  » Une explication qui fait jaser, mais peu de chances que la rumeur dépasse le niveau mezza voce.  » Quand les ingénieurs des Ponts avancent leurs dossiers, rares sont les interlocuteurs armés pour contester leurs arguments « , commente l’ancien maire d’une bourgade des environs.

Marc Legrand, directeur général de la Compagnie Eiffage du viaduc de Millau (CEVM), ne cille pas. Entre renforcement des flancs à la base des piles, coulées massives de béton dans les puits de fondation et suivi par inclinomètres d’éventuels déplacements des  » semelles  » qui sont à la jonction des piles et des fondations, il en est sûr : rien ne bouge,  » ou alors, de moins de 1 millimètre « . Pas de quoi, selon lui, remettre en question  » des analyses géologiques de bonne qualité « , que reprend à son compte le dossier de presse du ministère de l’Equipement. Rien à voir, circulez ?

Passerelle épurée jetée entre Causse rouge et Larzac, ruban de bitume high-tech de 2 460 mètres de longueur, suspendu entre ciel et terre à 270 mètres au-dessus du Tarn, le viaduc de Millau rappelle que le franchissement de la vallée n’a rien eu d’un long fleuve tranquille, longue marche où les enjeux d’aménagement du territoire û désenclavement de l’espace Massif central, délestage des autoroutes saturées du sillon rhodanien û l’ont disputé, paraît-il, au plaisir d’esthète d’ingénieurs bâtisseurs. Les derniers 36 kilomètres conduisant au viaduc ne comptent pas moins d’une quarantaine d’ouvrages d’art !

 » Griffé  » par sir Norman Foster, l’ensemble justifiera-t-il la réputation d’ouvrage de référence du xxie siècle qu’on lui prête déjà ? Ou bien rejoindra-t-il ces ponts qui se rebellent contre leurs constructeurs, qui se détraquent, comme jadis le Valentré à Cahors, qui s’écroulent, comme le pont de Québec dans le Saint-Laurent, ou qui se brisent sous l’effet du vent, comme le Tacoma Narrows Bridge de Seattle, aux Etats-Unis ?

Les élus, quasi unanimes, attendent un autre destin : l’effet viaduc doit mettre Millau et le sud de l’Aveyron sur orbite. Même si certains craignent que l’ouvrage ne se révèle miroir aux alouettes : dès 1998, un rapport commandé par le district prévenait que pont et autoroute  » survoleront le bassin d’activité et l’assécheront au lieu de le dynamiser « . Il va falloir contrer les effets d’un péage trop loin de la sous-préfecture pour dériver vers elle les flux de vacanciers pressés d’arriver à destination. Et gérer au mieux l’aire de repos de Brocuejouls, qui ne donne pas davantage accès à la cité. Rien, cependant, qui entame le moral de la municipalité ou de la communauté de communes. Objectif : devenir ville-étape, voire destination tout court, à mi-chemin de l’Europe du Nord et de l’Europe du Sud.  » Les transporteurs espagnols sont intéressés par nos zones d’activité, observe le sénateur Bernard Seillier, président du syndicat mixte d’aménagement de l’A 75. Mais il y a du chemin à faire.  »

En quête de la manifestation phare susceptible de symboliser la nouvelle dynamique millavoise, Godfrain s’affaire, pense à un jumelage en mondovision avec les cités dotées de grands ouvrages contemporains : Bilbao et son musée Guggenheim, Alexandrie et sa nouvelle bibliothèque. Il voulait aussi baptiser de patronymes célèbres les piles du viaduc :  » On a pensé à Euclide et à quelques autres, mais je ne fais pas recette « , reconnaît le maire, que l’opposition locale a ironiquement étiqueté, pour ses inlassables visites guidées du chantier,  » groom de la P 2 « . Virlogeux pourrait souffler au maire un nom de plus : Marcus Vitruvius Pollio, ingénieur militaire de Jules César, qui avait pour devise :  » Utilité, élégance, résistance, économie « . En quatre mots, le cahier des charges du site.

Pour les hommes du BTP, pas de doute non plus que le viaduc est une réussite. Chef de chantier, Jean-Paul Bordenkircher n’est pas superstitieux. Pourtant, lorsque, à la fin de mai, le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, accompagné de Gilles de Robien, ministre de l’Equipement, est venu assister au  » clavage  » û l’opération de jonction des deux moitiés du tablier poussées, des mois durant, depuis chaque extrémité du pont û il a veillé à ce qu’aucun de  » [s]es gars  » ne franchisse en premier le point de raccordement, à l’aplomb du Tarn…

En homme pressé, Marc Buonomo, directeur des ouvrages d’art d’Eiffel, filiale d’Eiffage, n’a pas ces préventions : depuis que, en juillet 2000, le dossier d’appel d’offres lui est parvenu, il avance. Qu’importe si ses confrères de la charpente métal ont, eux, jeté l’éponge.  » Ils me trouvaient un peu fou « , commente-t-il. Fou, mais aguerri, Buonomo s’est fait la main, deux ans plus tôt, sur le pont d’Orléans. Une autre échelle, mais les mêmes techniques jouant sur les palées, le lançage, l’élasticité de l’acier.

Le syndrome local de la falaise

Il savait aussi que, pour enlever le marché, Jean-François Roverato, PDG d’Eiffage, allait lui demander  » de rabioter six mois « . Usinés, les mâts porteurs des haubans furent donc construits couchés puis mis à la verticale, tels des obélisques, une fois sur le pont. Une innovation parmi d’autres, comme celle consistant à construire la structure du pont au-dessus des culées, les points d’ancrage à l’extrémité du viaduc, alors que d’habitude on fabrique ces dernières après le tablier.  » On s’est souvent pris la tête, concède Buonomo. Mais, finalement, ce pont marque le triomphe de l’informatique à gogo et du GPS à toutes les sauces, qu’il s’agisse d’assurer la parfaite verticalité des piles ou la précision des lançages.  » De la belle ouvrage, en avance de deux mois sur le planning.

 » Le viaduc, vite !  » Le slogan ne date pas d’hier.  » A l’été 1997, il fleurissait déjà sur des panneaux devant lesquels posaient les huiles locales, se souvient un buraliste. Parce qu’on avait laissé pourrir l’engorgement de Millau depuis Aguessac.  » Les Verts, eux, dénonçaient déjà des élus bernés, voire conditionnés par des promesses en l’air.  » Le problème n’est pas le viaduc, mais un contournement de Millau « , affirmaient-ils dans un tract. Et de rappeler à ceux qui avaient la mémoire courte que, dans les années 1980, les caciques, unanimes, avaient préféré une deux fois deux voies prolongée dans la ville par un pont à quatre voies plutôt qu’une autoroute. Revirement spectaculaire ?

 » L’épisode prouve qu’on a du mal à entrer dans le siècle, atténue Godfrain. C’est le syndrome local de la falaise, on était replié sur soi.  » Ou sous pression.  » Les bureaux d’études pressentis pour travailler sur un projet alternatif furent ôdissuadés » de collaborer avec nous, sinon ils perdraient des marchés, confirme Alain Fauconnier, maire PS de Saint-Affrique et vice-président du conseil régional Midi-Pyrénées. Le cabinet qui prépara notre projet alternatif renonça même à toute présentation publique. C’est un milieu de requins. On a même mis à pied un ingénieur qui osait mettre en doute les vérités officielles.  »

Il n’est pas seul à s’être interrogé. Toujours en 1993, le député CDS de l’Aveyron Jean Brianne s’ouvre à son ami politique Bernard Bosson, ministre des Transports, de l’écart de coût entre le projet de l’itinéraire officiellement soumis à enquête publique û un investissement évalué alors à 2,5 milliards de francs français û et celui, recalé, soutenu par le comité de proposition pour l’A 75 (1,9 milliard de francs). En vain. Il y a urgence à ne pas retarder le dossier. Sceptique, le parlementaire évoque, dans un entretien à Libération,  » un tracé privilégié, mieux défendu que d’autres et pour lequel certains se sont fait plaisir « . Silence. Comme pour les études hydrologiques, réalisées entre 1988 et 1993 et connues seulement en 1998, trois ans après la déclaration d’utilité publique.

 » Il fallait oser le viaduc « , résume aujourd’hui Gillet dans les colonnes du Journal du viaduc, organe officiel de la CEVM. Comme Virlogeux, le patron de l’AIOA a crapahuté sur le Larzac en 1989 pour découvrir, à côté de la ferme du Bel-Air, la voie  » haute « , préfiguration du tracé retenu pour l’autoroute et, partant, d’un viaduc dont il revendique aussi la paternité.  » J’aurai connu autant de ministres de l’Equipement qu’il y a de piles « , s’amuse l’intéressé, remis de la déception d’avoir vu le projet  » passer au privé « . Qu’importe ! la cause est commune et le rejeton, chacun s’en dit convaincu, se présente bien. Combinant le béton haute performance de ses piles, de sa barrière de péage futuriste aux allures de feuille de papier vrillée et l’acier  » élastique  » et léger de son tablier de 36 000 tonnes (l’équivalent de 70 TGV), le  » monument « , accumule donc les prouesses. Sur terre comme dans les airs.

Modélisation à l’infini des détachements tourbillonnaires, vérification, via 25 000 études de cas, de la résistance de la structure à des coups de vent de 185 kilomètres à l’heure, monitoring par sondes du vieillissement du béton, capteurs de force dans les haubans, l’instrumentation déployée au-dessus du Tarn est là pour dire que, si le climat du lieu est capricieux, parfois sévère, et les sols souvent en pâte feuilletée, fragiles, rien n’a été laissé au hasard. Et qu’on ne badine pas, côté concessionnaire, avec 400 millions d’euros d’immobilisations. La mise en route du péage sera effective avant Noël, rentabilité oblige.  » Même si les estimations de trafic sont plus aléatoires que les prises au vent « , se risque Marc Legrand. L’heure est donc aux performances affichées.

Sur l’aire des Cazalous, en solo ou en circuit organisé û à réserver dix jours à l’avance pour cause d’affluence û près de 300 000 visiteurs en ont déjà fait l’expérience. Palées provisoires, tours métalliques rouge vif dressées à 170 mètres et capables de soutenir 7 000 tonnes, soit l’équivalent d’une tour Eiffel, opérations de  » lançage  » millimétrées au GPS pour assurer l’avancée du tablier poussé dans le vide depuis chaque causse, assemblage au cordeau des sept piles en losange tronqué dont la plus vertigineuse, la P 2, atteint 244,96 mètres, l’inventaire se veut digne du Livre des records. Il s’accompagne de commentaires personnalisés pour les incessantes délégations qui, du Conseil constitutionnel aux Conseil d’Etat (section travaux publics), des ministres aux ambassadeurs, arpentent, à pied, une séquence du viaduc, casque chevillé pour résister à la bourrasque.

Un décor à la Spielberg

A utre point de vue, de la colline de Brunas, pour embrasser un décor à la Spielberg où, dans la distance, pylônes en Y inversés et haubans laissent deviner l’imperceptible courbure voulue par l’architecte afin que l’automobiliste perçoive d’un coup la fluidité de l’ouvrage. Et c’est tant mieux car, à raison de 6 euros l’été (4,5 l’hiver), il n’aura guère, in situ, plus de deux minutes pour franchir et apprécier un ensemble masqué par des paravents de 3 mètres. Oubliées les critiques de Valéry Giscard d’Estaing s’adressant, en 1996, à l’Elysée pour rappeler à Jacques Chirac qu’il fallait  » rechercher [pour ce site] un profil moins opaque, moins oppressant pour le paysage  » que celui retenu du viaduc à haubans ? Fini, le temps où les Verts du cru vilipendaient un projet  » pharaonique  » tenant de l’immense étendoir à linge tiré entre Causse rouge et Larzac ? En tout cas, les qualificatifs ont changé et l’opposition û modeste dans les années 1990 û est plus que jamais exsangue :  » Titanesque, exceptionnel « , entend-on désormais.

 » Le viaduc a taillé la route malgré les polémiques « , observe un fonctionnaire. Aujourd’hui, le sortilège du viaduc semble vaincu. Mais il faudra attendre les premiers automobilistes et les premiers comptes pour en être sûr.

Richard de Vendeuil

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