VACCINS Comment la Belgique a perdu 892 millions d’euros

David Leloup Journaliste

Les ventes mondiales de vaccins Pandemrix contre la pandémie de grippe A/H1N1 en 2009-2010 ont produit 2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour le groupe britannique GlaxoSmithKline. De ce pactole tombé du ciel, la filiale belge GSK Biologicals, basée à Rixensart, a récolté plus de 1 milliard d’euros de bénéfices. Taxés à moins de 3 %, comme le montre notre enquête. En cause, deux mesures controversées qui ont transformé la Belgique en véritable paradis fiscal pour multinationales : la déduction sur les revenus de brevets et les intérêts notionnels.

Au téléphone, Pascal Lizin, porte-parole de GSK Biologicals, masque mal son irritation face à nos questions concernant le Pandemrix, le vaccin anti-grippe A/H1N1 commercialisé par la branche belge du groupe britannique GlaxoSmithKline. Invoquant le  » secret commercial « , il refusera de répondre à la quinzaine de questions que nous lui avons adressées précédemment par courriel. Des questions validées par un expert fiscal, qui sollicitaient notamment des précisions sur des anomalies identifiées dans les comptes annuels de la firme de Rixensart (1).

On n’en a pas véritablement pris la mesure en Belgique, mais, il y a trois ans, GSK Biologicals a joué un rôle majeur sur la scène internationale pour répondre à la pandémie de grippe A/H1N1. L’entreprise installée dans le Brabant wallon a assuré  » plus de 50 % des commandes mondiales de vaccins dans 60 pays, et plus des deux tiers en Europe « , selon Jean Stéphenne, à la barre de l’entreprise jusqu’en avril dernier (2).

Quels sont les profits réalisés par GSK sur ces ventes exceptionnelles ? Où et comment ont-ils été taxés ? Après plusieurs mois d’enquête, et après avoir épluché les comptes annuels du groupe, Le Vif/L’Express a retracé une partie des flux financiers liés aux revenus du Pandemrix. Les résultats, surprenants, font notamment apparaître la Belgique comme le principal paradis fiscal utilisé par le groupe britannique pour  » défiscaliser « , en 2010 et 2011, plus de 1 milliard d’euros de profits résultant des ventes mondiales du vaccin.

Notre enquête révèle également que deux employés belges de GSK, dont le directeur financier et administrateur de GSK Biologicals, apparaissent dans un montage au Luxembourg jugé abusif par le fisc britannique. Ce montage, utilisé par le groupe GSK pour défiscaliser une partie des profits de la pandémie restés au Royaume-Uni en 2010, a été démantelé par le fisc britannique l’an passé (lire pages 36-37).

Des contrats signés dans l’urgence

En avril 2009, le virus de la grippe A/H1N1 découvert au Mexique affole l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En juin, l’agence onusienne déclare l’état de pandémie, malgré un très faible nombre de décès. Les gouvernements paniquent et, dans l’urgence, signent des contrats avec les laboratoires pharmaceutiques qui disposent d’un vaccin expérimental. En août, GSK Biologicals, la division vaccin du groupe GSK, annonce des commandes fermes de Pandemrix pour 291 millions de doses. Début octobre, ce chiffre grimpe à 440 millions.

Mais, rapidement, la pandémie fait  » pschitt « . D’éminents médecins évoquent une  » grippette « . Le tsunami de décès annoncé s’évapore à vue d’£il. Puis, nouveau coup de théâtre : on apprend à l’automne qu’une seule dose de vaccin suffit pour immuniser un individu. Or tous les gouvernements ont commandé deux doses par personne, suivant les recommandations d’un groupe d’experts de l’OMS… Sous pression, GSK consentira – bien que rien ne l’y oblige contractuellement – à amputer les commandes de 32 %.

Bilan de cette première  » pandémie  » du XXIe siècle ? D’abord qu’elle n’en était peut-être pas une : l’OMS a recensé 18 449 décès dus au virus, soit 14 à 28 fois moins que les 250 000 à 500 000 décès dus chaque année à la simple épidémie de grippe saisonnière… Ensuite, qu’un tiers des 15 experts qui ont directement conseillé l’OMS avant et pendant la pandémie avaient des liens d’intérêts avec des laboratoires pharmaceutiques, dont GSK. Des commissions d’enquête parlementaire diligentées par le Conseil de l’Europe et plusieurs pays, dont la France, fustigeront également ces conflits d’intérêts et le manque de transparence de l’OMS, même si un rapport ultérieur commandité par l’agence onusienne  » blanchira  » partiellement cette dernière.

Des ventes mondiales pour 2,3 milliards d’euros

Enfin, lors de cet événement qui a mis la planète en émoi, GSK Biologicals a vendu sur les cinq continents quelque 300 millions de doses de son vaccin Pandemrix (appelé Arepanrix hors Europe). Des ventes extraordinaires qui ont produit un chiffre d’affaires de 976 millions d’euros fin 2009 et de 1,34 milliard en 2010, selon les derniers rapports annuels du groupe britannique. Soit un total de 2,3 milliards d’euros.

Un chiffre vertigineux pour un fiasco qui ne l’est pas moins. Car, en pratique, moins d’un vaccin pandémique sur quatre vendu par GSK a été administré dans le monde. La majorité des surplus se sont périmés dans des hangars puis ont été détruits, le reste ayant été revendu ou donné aux pays en développement…

Sanofi-Aventis, Novartis et Baxter ont aussi vu leur chiffre d’affaires dopé par la grippe, mais c’est GSK qui s’est de loin taillé la part du lion. Ces ventes record ont même permis au groupe britannique de ravir la place de no 1 mondial des vaccins à son rival Sanofi-Aventis en 2010.

70 % du prix couvert par un brevet

Combien ces ventes ont-elles rapporté à GSK en termes de bénéfice net ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler que le Pandemrix est vendu sous la forme de deux fioles. La première contient l’antigène, c’est-à-dire des fragments du virus A/H1N1 mort qui nous immunisent contre le virus vivant. La seconde renferme un adjuvant, c’est-à-dire un cocktail de substances diverses (huile de foie de requin, vitamine E, etc.) qui stimulent la réaction immunitaire.

Baptisé AS03 pour  » Adjuvanted System 03 « , ce composé laiteux sur lequel GSK a très peu communiqué a été développé à Wavre au début des années 1990. En mars 1999, GSK Biologicals obtiendra le brevet européen EP 0735898 protégeant l’AS03 jusqu’en 2014. En cas de pandémie, le grand défi consiste à produire très rapidement de l’antigène pour répondre à une demande très forte de vaccins. L’AS03 permet principalement à GSK d’utiliser, dans une dose de vaccin, quatre à huit fois moins d’antigène H1N1 que ses concurrents. L’adjuvant AS03 permet donc à GSK, pour une même quantité d’antigène, de vendre quatre à huit fois plus de vaccins, et donc de servir quatre à huit fois plus de monde qu’avec un vaccin sans adjuvant.

Le contrat signé entre l’Etat belge et GSK en juillet 2009 pour la  » fourniture de vaccins pandémiques contre la grippe  » – un contrat type pour tous les gouvernements d’Europe et d’Amérique du Nord – précise la valeur que l’entreprise attribue à l’AS03. Selon les termes de ce contrat révélé par Le Soir en mai 2010, chaque dose de Pandemrix a été facturée aux contribuables 8,5 euros, hors TVA. Un prix qui se décompose comme suit : 1 euro seulement pour l’antigène ; 6 euros pour l’adjuvant ; et 1,5 euro de  » droit de mise à disposition « , des frais de logistique. Autrement dit, le prix de l’adjuvant représente à lui seul plus de 70 % du prix du vaccin.

Le royaume belge, paradis des royalties

Ce que les gouvernements ont payé, c’est avant tout de la propriété intellectuelle. La grande majorité des ventes de Pandemrix a donc été rétrocédée sous forme de royalties (le  » droit d’auteur  » des inventeurs) à la filiale du groupe qui détient le brevet de l’adjuvant – en l’occurrence, GSK Biologicals. Ce qui de prime abord pourrait sembler étrange.

En effet, la plupart des multinationales  » délocalisent  » leur propriété intellectuelle (brevets, marques, logos) dans des filiales enregistrées dans des paradis fiscaux, où les royalties sont peu, voire pas du tout taxées. Mais ce serait méconnaître la Belgique, que la revue spécialisée Managing Intellectual Property place désormais sur le même pied que les îles Caïmans, le Luxembourg, les Pays-Bas et Singapour…

Beaucoup de gens ignorent en effet qu’avec la déduction de revenus de brevets en vigueur depuis l’exercice d’imposition 2008, la Belgique s’est muée en véritable  » paradis fiscal pour les sociétés riches en propriété intellectuelle « , dixit le cabinet international d’avocats Bird & Bird. En clair, 80 % des royalties touchées sont exonérées d’impôt. Combinée avec les très controversés  » intérêts notionnels  » et d’autres avantages fiscaux, cette mesure permet de réduire l’impôt des sociétés à peau de chagrin (lire l’encadré ci-dessous).  » La déduction de revenus de brevets complète une série d’autres incitants fiscaux, dont la déduction pour investissement et le crédit d’impôt en recherche et développement, des réductions de charges salariales pour le personnel scientifique, l’exonération fiscale des aides régionales, et la déduction des intérêts notionnels « , résume Pieter Van Den Broecke, avocat fiscaliste chez Linklaters.

Une tuyauterie complexe

En se plongeant dans les comptes annuels du groupe GSK, Le Vif/L’Express a reconstitué une partie de la  » tuyauterie  » comptable utilisée par le groupe pour minimiser ses impôts sur les revenus de la grippe A/H1N1 (voir l’infographie page 33).

Pour résumer, on peut dire qu’entre GSK Biologicals (qui a orchestré la fabrication des vaccins) et les gouvernements (qui ont acheté tous ces vaccins), il y a une  » boîte noire  » constituée d’au moins trois sociétés britanniques au travers desquelles l’argent a transité. Les règles comptables internationales utilisées pour élaborer les comptes annuels des sociétés concernées ne permettent pas d’identifier tous ces flux intra-groupe.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que GSK Biologicals a vendu des vaccins Pandemrix à une société britannique de la  » boîte noire  » pour 401,6 millions d’euros, répartis sur 2009 et 2010. Et que le bénéfice réalisé sur ce montant (une fois les coûts de production déduits) a en grande partie échappé à l’impôt grâce au mécanisme des intérêts notionnels.

Ensuite, d’après le contrat belge révélé en 2010, tous les gouvernements en Europe et en Amérique du Nord ont payé leurs vaccins à GSK Export Ltd, la plate-forme d’exportation mondiale du groupe établie au Royaume-Uni. Ce serait donc GSK Export qui aurait livré la marchandise aux gouvernements dans le monde entier, et récolté les 2,3 milliards d’euros de ventes mondiales de vaccins.

L’essentiel de ces fonds, une fois les coûts de logistique déduits, semblent alors être  » remontés  » dans la comptabilité de Glaxo Group Ltd, société britannique qui contrôle GSK Export à 100 %. Finalement, Glaxo Group versera en 2009 et 2010 à GSK Biologicals, la société belge, des royalties pour un total estimé à 1,06 milliard d’euros (les rapports de gestion ne donnent pas les chiffres exacts mais il est possible de les déduire assez précisément). Le rapport de gestion 2009 de GSK Biologicals indique ainsi que Glaxo Group Ltd lui a versé des royalties  » extraordinairement élevées fin 2009 grâce aux ventes du vaccin Pandemrix « , soit environ 400 millions d’euros. En 2010, on dépassera les 650 millions.

Des profits taxés à moins de 3 %

A quel taux la marge réalisée sur ce milliard de royalties a-t-elle été taxée ? Il est possible d’estimer le taux maximum théorique de taxation, mais pas le taux exact. En effet, ce taux dépend directement des coûts de développement du vaccin qui n’avaient pas encore été totalement amortis en 2009 et 2010. Mais les différents scénarios élaborés avec notre expert fiscal sont limpides : dans l’hypothèse où ces coûts étaient déjà intégralement amortis en 2009, le milliard d’euros de royalties a été taxé à seulement 3,44 %, du fait de l’impact des intérêts notionnels sur le taux théorique de 6,8 % (au lieu de 33,9 % grâce à la non-taxation de 80 % des revenus de brevets).

Si, par contre, une partie de ces coûts devait encore être amortie, plus ces coûts sont importants, plus le taux d’imposition devient faible ! Exemple : si les coûts à déduire correspondent à 10 % des royalties perçues, le taux d’imposition chute à 1,76 %. Et si les coûts atteignent 20 %, le taux passe à 0 %…

Perte sèche pour l’Etat belge ? Sur les seules ventes de Pandemrix, plus de 320 millions d’euros d’impôts ont échappé, en toute légalité, au fisc belge. Mais la déduction sur les revenus de brevets, combinée aux intérêts notionnels, n’a bien entendu pas servi qu’à défiscaliser les profits liés au Pandemrix. Grâce à ces deux avantages fiscaux, GSK Biologicals a déduit 2,6 milliards d’euros de sa base imposable entre 2008 et 2011 (voir tableau ci-contre). En quatre ans, ces déductions ont permis à l’entreprise d’éviter de payer 891,6 millions d’euros d’impôts nets. Une véritable aubaine pour le groupe britannique.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française

(1) Ces questions sont disponibles à cette adresse :

http://bit.ly/questions-GSK.

(2) Dans Trends/Tendances du 25 février 2010.

DAVID LELOUP

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