Utopie d’un homme nouveau
La philosophe conservatrice Chantal Delsol annonce une démiurgie héritée des Lumières et des totalitarismes du XXe siècle. Un fantasme nourri, non plus par la terreur, mais par la dérision.
Chantal Delsol n’est pas une intellectuelle progressiste, comme on dirait de bien d’autres penseurs de sa génération. Née à Paris en 1947, la philosophe et historienne des idées, membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques), exerce comme éditorialiste au Figaro et au magazine Valeurs actuelles. Résolument à tribord, elle se déclare elle-même libérale-conservatrice, appartenant à la droite catholique, jusqu’à devenir de son propre aveu une » anticommuniste primaire « . Loin d’elle, de toute façon, la » Pensée 68 « . En revanche, elle fonda en 1993 l’Institut de recherche Hannah Arendt.
Pour autant, il n’est pas vain, ni probablement nocif, d’essayer de suivre les méandres de sa pensée, au reste assez savante et intelligemment structurée, en dépit de quelques audaces dialectiques qui nous font tantôt perdre le fil d’une route extrêmement sinueuse. Notre époque, soutient-elle d’emblée, produirait des » jardiniers « , assignés à l’enracinement de nos sociétés, et des » démiurges « , créateurs de mondes, qui oeuvreraient plutôt à leur émancipation. Ce clivage, assez récent, pourrait dépasser la dichotomie classique gauche/droite, la droite étant attelée à la sauvegarde du monde, et la gauche à sa transformation.
Le jeu des Lumières
En ligne de mire, en tout cas, se trouvent ici réunis ces fameux démiurges émancipateurs, enfants d’une » Modernité du XXe siècle (qui) croit au progrès et incarne l’ambition prométhéenne « . En quête d’un monde parfait qui engendrerait à son tour un » homme nouveau « , ils s’inscrivent dans une filiation judéo-chrétienne perpétuée par les grands totalitarismes du siècle dernier. » Nombre de nos contemporains n’aiment pas leur monde, s’écrie Chantal Delsol. Et ne demandent qu’à en sortir. […] Il leur faut un futur radicalement différent. » Un refus du monde qui se traduirait, sinon, en » haine de soi « .
Au coeur de cette dynamique de l’Occident postmoderne, où le mot » capitalisme » est quasiment forclos, il sied de considérer le rôle des Lumières. Tocqueville avait bien décelé, dans la Révolution française, un premier bouleversement politique où la régénération du genre humain l’emportait sur la réforme de la France proprement dite. C’est dire combien règnerait désormais un esprit de radicale utopie. Mais germant, cette fois, non plus sous l’empire de la terreur, qui n’a pas fonctionné, mais bien davantage de la dérision.
L’auteure consacre en effet quelques belles pages à cette distinction entre terreur et dérision, soit la violence physique et celle de l’absurde. » Il s’agit toujours de détruire, de mettre en cause, de désinstituer. » Et il est vrai, sous ce prisme, que l’ironie et le sarcasme visent mêmement à la profanation du sens, à désublimer et à désymboliser les choses et les mots. On retrouvera là toute la puissance de subversion propre à » l’humoriste » Dieudonné, quand il oppose le blasphème à la Shoah, dernier phénomène sacré de notre temps.
En cette période retrouvée de » démiurgie « , donc, on pourrait croire qu’après un siècle odieux, les croyances extrêmes, les » grands récits » marxistes ou nazis comme disait le philosophe postmoderne Jean-François Lyotard, se seraient dissipés au profit d’un vaste relativisme, où tout dorénavant se vaudrait. Mais c’est un peu plus compliqué, nuance Chantal Delsol, qui voit renaître, sous ce relativisme apparent, les grands récits qui n’osent pas dire leur nom, et avancent insidieusement masqués.
La haine du monde. Totalitarismes et postmodernité,par Chantal Delsol, Cerf, 238 p.
Eric de Bellefroid
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