Une vraie monnaie de singe
Une expérience originale, publiée il y a quelques semaines dans la revue britannique Nature, indique clairement que, pour un travail identique, certains singes sont sensibles, comme nous, aux disparités de salaire. Ces travaux confirment par ailleurs que l’appât du gain n’est pas l’unique motivation qui gouverne les choix économiques.
Concoctée par Sarah Brosnan et Frans de Waal, deux primatologues de l’université Emory, à Atlanta (Etats-Unis), l’étude met en scène des capucins bruns ( Cebus apella), des singes très socialisés, célèbres pour leurs capacités de coopération. Cinq de ces primates ont été entraînés afin de rapporter à l’expérimentateur un caillou jeté dans leur cage et ce dans un délai maximum d’une minute. En échange, l’animal » gagnait » une rondelle de concombre, friandise appréciée des capucins. Les singes étaient testés par paires : un animal par cage dans deux cages contiguës, chacun pouvant ainsi observer l’autre.
Dans une première série d’essais, dite » d’égalité « , les primates ont donné leurs cailloux dans plus de 95 % des cas. Dans la série dite d' » inégalité « , l’expérimentateur favorisait arbitrairement un des deux singes en le gratifiant non plus d’une vulgaire rondelle de concombre mais d’un grain de raisin, délice suprême pour un capucin. La réaction du singe floué ne s’est pas fait attendre. Une fois sur deux, en moyenne, il a refusé de jouer le jeu, soit en rechignant à troquer son caillou, soit en l’échangeant mais en se gardant bien de manger une récompense qui, subitement, venait de perdre tout attrait. Les réactions les plus extrêmes ont été observées quand l’expérimentateur s’est mis à distribuer » gratuitement » du raisin au singe privilégié, sans qu’il ait besoin d’échanger son caillou. Dans ces conditions de » double inégalité » (celle du » travail » à fournir et du » salaire » obtenu ), les animaux frustrés se sont fâchés quatre fois sur cinq environ, et bien plus intensément : certains ont jeté, de rage, le morceau de concombre à terre ou… à la face de l’expérimentateur !
Si ces réactions peuvent sembler logiques aux humains, c’est pourtant la toute première fois que l’on observe une aversion pour l’injustice chez un primate non humain, soulignent Brosnan et de Waal. En raison de la proximité génétique que nous entretenons avec nos cousins simiens, ces résultats suggèrent que le sens de l’équité est une capacité innée du cerveau d’ Homo sapiens, une disposition que l’évolution biologique aurait sélectionnée chez certaines espèces dont l’organisation sociale repose, en tout ou en partie, sur la coopération.
Par ailleurs, les résultats observés apportent de l’eau au moulin des détracteurs des modèles classiques du choix économique. Pour décider s’il s’engage ou non dans un échange économique, le capucin évalue ses bénéfices, mais il les compare également à ceux qu’obtiennent ses partenaires, exactement comme l’homme. Et, en cas de » salaire » inéquitable, l’appât du gain disparaît au profit d’un rejet de la transaction ou du salaire lui-même. Selon les théories économiques » classiques « , cette attitude serait complètement irrationnelle. En effet, elles stipulent que l’ Homo economicus théorique ne cherche qu’à maximiser ses gains. Pourtant, de plus en plus d’études anthropologiques, psychologiques ou économiques mettent à mal ce dogme, en montrant que l’individu, quelle que soit sa culture d’origine, recherche tout autant l’équité ou la coopération avec ses pairs. Et l’étude de Brosman et de Waal le confirme chez les capucins.
Dès lors, ces recherches s’inscrivent donc également dans le champ de l' » économie cognitive « , une discipline sortie de l’ombre lors de l’attribution du prix Nobel d’économie 2002 à Daniel Kahneman et à Vernon Smith. Les tenants de cette approche plaident notamment, résultats expérimentaux à l’appui, pour que d’autres types de motivations que le seul appât du gain soient réintégrés dans les modèles théoriques du choix économique : on y insérerait ainsi des motifs » passionnels » et » exogènes « , jusqu’ici dénigrés par les économistes » orthodoxes » qui ne connaissaient pas encore le sens de l’équité des capucins…
David Leloup
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