Une histoire alternative de l’Amérique
Dans son premier roman Ici n’est plus ici, Tommy Orange dézingue des siècles de représentations erronées des Indiens et redit l’importance pour les minorités de s’emparer avec force de leur propre histoire, fût-elle douloureuse, et de l’écrire au présent.
Récipiendaire du PEN/Hemingway Award (qui consacre une première oeuvre) et très remarqué aux Etats-Unis, Ici n’est plus ici est l’oeuvre térébrante d’un auteur cheyenne et arapaho basé à Oakland, dans la baie de San Francisco. A l’instar de leur créateur, les douze personnages de Tommy Orange, ces Indiens urbains » dont la terre est partout et nulle part « , sont » plus habitués au bruit d’une voie express qu’à celui des rivières « . Hommes et femmes questionnés au tréfonds par leur identité, ils vont tous participer à un grand rassemblement pow-wow où leurs destins vont se lier. Né en 1982, Tommy Orange (loué par des écrivains établis comme Louise Erdrich et Marlon James) porte avec conviction et sens de la dérision tragique les espoirs et les doutes de ses protagonistes jusqu’à ce point d’incandescence où tout semble possible, entre grand désastre imminent et tentative de réparation de traumatismes anciens. Un roman impressionnant, qui a maturé six ou sept ans avant d’éclater au jour…
l’authenticité est une chose avec laquelle les nations autochtones entretiennent une relation conflictuelle…
Comment a commencé le projet de ce roman ?
Avant que je ne devienne professeur et auteur, j’étais actif dans une structure à but non lucratif qui pratiquait le digital storytelling. Nous travaillions essentiellement avec des organisations représentant des communautés marginalisées ou opprimées à travers le pays. Pendant des workshops de trois jours, nous apprenions à des non-auteurs à rédiger leur histoire personnelle. Trois cents mots suffisent à faire une bonne histoire et nous leur enseignions aussi à faire du montage sur logiciel vidéo. Ils ressortaient des sessions avec trois minutes de récit à propos de transformation, de guérison.
Une façon pour ces populations de se réemparer de leur propre narration ?
Oui, bien entendu ! J’étais donc moi-même embarqué dans ce processus, et j’avais mis de côté ces archives étranges de Thomas Edison, qui sont parmi les premières jamais filmées. On y voit notamment une Ghost Dance ( NDLR : une danse spirituelle appartenant à un culte religieux, notamment adopté par les Lakotas. Le culte fut réprimé lors du massacre de Wounded Knee, tuant plus de 350 personnes) non pas originale mais interprétée avec le Buffalo Bill Wild West Show et j’ai pensé qu’il y avait quelque chose d’intéressant à en tirer. Au même moment avait lieu à Standing Rock la protestation indienne contre l’installation d’un pipeline. J’avais cet événement fortement à l’esprit et c’est donc ressorti dans ma narration filmique, qui oppose cette condition d’hier qu’on refuse de nous faire quitter et nos combats d’aujourd’hui que les autres ne veulent pas voir.
Un des personnages du livre, Dene Oxendene, cherche justement à rassembler des témoignages d’Indiens qui raconteraient leur expérience actuelle à Oakland, créant par là même une nouvelle histoire…
C’est un des premiers personnages qui est apparu dans le livre. J’étais dans la même situation que lui, à assembler des entretiens de différentes personnes, mais je n’ai finalement jamais fait aboutir ce projet… D’une certaine façon, le roman est à lui seul ce projet.
La tension de l’identité, cette manière dont l’indianité peut être jouée et non vécue, semble le coeur même de votre roman…
Grandir de cette façon, être porteur d’un héritage métissé et faire partie de la communauté urbaine autochtone d’Oakland me rend très perméable à ce thème. Pour n’importe quel Indien contemporain, les identités sont un sacré morceau. Et l’authenticité est une chose avec laquelle les nations autochtones entretiennent une relation conflictuelle… qui est-ce qui décide de ce qui est authentique ? Et pourquoi l’est-ce ? Il n’y a au fond pas de réponse claire. C’est vraiment un noeud, celui de déterminer comment appartenir à une communauté qui peine à se définir elle-même mais est souvent caractérisée par ceux qui lui sont extérieurs.
La grand-tante d’Orvil Red Feather refuse de lui enseigner les ferments de sa culture cheyenne, pensant qu’il devra les acquérir par lui-même, si toutefois il en décide ainsi. Est-ce une attitude commune à d’autres nations indiennes ?
Chaque tribu est vraiment différente dans la façon dont elle choisit de transmettre. Il y a vraiment un problème à l’heure actuelle quant aux jeunes qui ne reçoivent pas nécessairement d’enseignement des traditions et de la langue. Mais en ce qui me concerne, mon père, même s’il parlait couramment cheyenne, ne nous a pas élevés de cette façon. Il vivait avec beaucoup de douleur héritée de son enfance, et probablement que ça jouait dans son refus de nous léguer ce qu’il voyait comme un fardeau. Mais ce ne sont que des spéculations : je ne lui ai jamais posé directement la question. Il voulait que nous découvrions ce que cela signifie pour nous seuls d’être Indiens, selon nos propres conditions.
Est-ce important pour vous de représenter une diversité dans le roman ? D’amener une forme d’histoire américaine alternative ?
Oui ! C’est vraiment frustrant – pour ne pas dire plus – de voir mon fils, dès les premières années d’école, se voir enseigner certaines parties vraiment stupides de l’histoire, inexactes et clairement marquées par les stéréotypes. J’ai moi-même dû passer par là et ai constaté l’ignorance du collectif américain, son incapacité à évoluer. Donc, écrire ces personnages d’une façon qui me paraissait vraie était essentiel. Les retours enthousiastes des lecteurs indiens me font penser que j’ai fait quelque chose de correct. Que les autochtones se soient emparés à leur tour du livre est pour moi clairement la plus belle et touchante réaction.
Un des noeuds narratifs de votre roman est la tenue finale d’un pow-wow. Tous vos protagonistes ne s’y rendent pas pour de nobles raisons…
Il y a couramment deux types de représentations qui, ni l’une ni l’autre, ne sont bonnes pour les autochtones eux-mêmes. L’une d’entre elles est celle de l’Indien stupide et bourré, une sorte de sous-humain, une figure négative du sauvage. L’autre, a contrario, est celle de l’Indien mystique, spirituel. Pour moi, ce sont les deux faces d’une même pièce. Dans une des situations, nous sommes réduits à des démons, dans l’autre, déifiés. J’avais juste envie de revenir à l’humain, de nous accorder la même gamme de beauté imparfaite qui est généralement le lot des personnages d’un roman. D’affirmer l’importance de nous montrer dans l’instant présent.
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