Guerre en Ukraine: les quatre enjeux de la bataille de Severodonetsk
La progression des Russes est lente mais constante dans le dernier réduit de la région de Louhansk qui échappe à leur contrôle. Les Ukrainiens ont-ils intérêt à rééditer un scénario «à la Azovstal» pour repousser l’échéance de la prochaine offensive russe?
Ils sont spécialistes des questions de défense et scrutent attentivement l’évolution de la bataille de Severodonetsk, censée sceller la soumission de la région de Louhansk au diktat des séparatistes prorusses et préfigurer les prochains combats très meurtriers dans celle de Donetsk. La puissance de feu que l’agresseur russe engage pour conquérir cette ville de cent mille citoyens les impressionne et soulève leur compassion à l’adresse des habitants piégés, désormais au cœur d’une «catastrophe humanitaire dont on n’a pas forcément conscience», selon la formule de Nicolas Gosset. Le chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD) et son collègue Joseph Henrotin, chargé de cours à l’Institut de stratégie comparée de Paris, analysent, à travers quatre questions clés, les tenants et aboutissants de l’offensive russe dans le Donbass.
On est encore loin d’atteindre en matière d’équipements militaires ce dont les Ukrainiens ont réellement besoin pour tenir.» Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense.
1 Quel est l’enjeu de la bataille de Severodonetsk?
Severodonetsk et la localité contiguë de Lyssytchansk sont situées dans la région administrative ukrainienne de Louhansk. Lorsque les Russes ont répliqué à la révolte proeuropéenne de Maïdan de 2014, à Kiev, par l’annexion de la Crimée, péninsule du sud du pays, ils ont aussi appuyé et instrumentalisé la rébellion de forces séparatistes dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk. Celles-ci se sont alors emparées d’une partie du territoire des deux régions. Dans les premiers jours de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine le 24 février, l’armée russe a conquis le sud-ouest de la région de Donetsk, une opération couronnée par la prise complète de Marioupol, le 20 mai, et le nord de celle de Louhansk. La zone de Severodonetsk est le dernier réduit de l’oblast de Louhansk qui échappe encore à la mainmise des Russes ou des Ukrainiens prorusses.
«Dans l’option maximaliste, rappelle Nicolas Gosset, une fois qu’ils ont attaqué la localité d’Izioum, gros nœud ferroviaire dans la région de Kharkiv, et qu’ils ont libéré leurs troupes du siège de Marioupol, les Russes voulaient progresser vers le sud en partant d’Izioum et vers le nord à partir de Marioupol. Cette option aurait permis d’enserrer l’ensemble des troupes ukrainiennes positionnées sur la ligne de front du Donbass de 2014 en une fois. Cela n’a pas été possible. Maintenant, ils fonctionnent par une stratégie d’encerclement progressif, poche par poche, avec un certain succès. En l’occurrence, leur objectif est de resserrer la nasse autour des villes de Severodonetsk et Lyssytchansk par le nord, et autour de celles de Popasna et Bakhmout par le sud.»
2 Pour les Ukrainiens, faut-il résister ou se retirer?
Le 31 mai, l’armée russe contrôlait une partie de la ville de Severodonestk, de l’aveu même du gouverneur de la région de Louhansk, Serhi Haïdaï. Quelle attitude les Ukrainiens adopteront-ils, sachant que les voies d’approvisionnement sont devenues impraticables vers cette localité et extrêmement périlleuses vers la ville voisine de Lyssytchansk, comme l’illustre la mort du journaliste de BFMTV Frédéric Leclerc-Imhoff, le 30 mai, dans l’attaque, par les Russes, d’un convoi humanitaire sur la route qui y mène?
«Défendre coûte que coûte Severodonetsk comme ils l’ont fait à Marioupol reste possible pour les Ukrainiens, commente le chercheur à l’Institut royal supérieur de défense. Ce sera extrêmement coûteux en vies humaines et en matériel. Le parallèle avec ce qui s’est passé à Marioupol est d’autant plus troublant qu’il y a aussi, à Severodonetsk, une grosse usine, Azot, une unité de production industrielle d’engrais chimiques. Elle sera probablement l’ultime réduit des défenseurs de la ville. Les Ukrainiens peuvent peut-être tabler sur l’usure des Russes. Mais vu l’intensité des opérations et la focalisation de ceux-ci sur cet objectif, je doute qu’elle produise des effets. Les Ukrainiens peuvent essayer de gagner du temps pour empêcher une éventuelle progression sur Sloviansk (NDLR: ville située à une centaine de kilomètres à l’ouest de Severodonetsk) ou bien ils peuvent abandonner la zone afin de fortifier la ligne de front où ils sont encore en mesure de le faire. Mais politiquement et symboliquement, ce serait compliqué.»
«Le dilemme est soit d’aller au contact à Severodonetsk en restant sous le feu de l’artillerie russe, soit de se retirer et de céder du terrain pour faire en sorte que l’armée russe avance et qu’elle doive étendre ses lignes de communication de manière à ce qu’une éventuelle contre- attaque ukrainienne soit pertinente et efficace», complète Joseph Henrotin. «L’ artillerie russe est en train de détruire tout ce qu’elle a devant elle, mètre carré par mètre carré. C’est un rouleau compresseur. On imagine la concentration d’artillerie que cela requiert. Le résultat est que la progression russe est très lente mais aussi très méthodique. Les probabilités de survie pour les gens qui sont sous ces bombardements sont assez faibles. Au regard de ce constat, on peut penser qu’il serait pertinent de forcer l’armée russe à rallonger ses lignes de communication, ce qui aurait pour conséquence que la logistique prenne trop de temps et devienne vulnérable. C’est autour de ce paramètre que pourrait se jouer la progression ou non des Russes», prédit le chargé de cours à l’Institut de stratégie comparée de Paris.
3 À quoi s’attendre après l’éventuelle chute de Severodonetsk?
L’objectif affiché des Russes depuis qu’ils ont annoncé concentrer leur effort de guerre sur le Donbass est de conquérir l’ensemble du territoire administratif des oblasts de Louhansk et de Donetsk. Si le but est presque atteint dans le premier, le territoire encore sous contrôle ukrainien dans le second est d’une autre étendue. «Je suis plutôt sceptique quant à l’aptitude des Russes à prendre l’ensemble de la zone de Sloviansk parce qu’à un moment donné, ce n’est pas qu’une question d’intention. C’est aussi une question de moyens, analyse Joseph Henrotin. Et on voit que l’armée russe, telle qu’on la connaissait, n’existe déjà plus. Elle a perdu environ 25% de ses chars. Elle continue à être confrontée à des problèmes d’approvisionnement alimentaire. Et, comme elle utilise beaucoup l’artillerie, elle a besoin d’énormément de charrois, de camions et de transports d’obus. L’ apport de munitions représente 60 à 70% du volume des approvisionnements logistiques. Quand l’armée russe est privée de lignes de chemin de fer, on voit que ses batteries d’artillerie ne tiennent plus la cadence. Les Russes ne sont clairement pas à la hauteur. Ils sont en train d’autodétruire leur armée en Ukraine.»
«Le gros des troupes en première ligne de l’offensive dans le Donbass est constitué par les milices des séparatistes de Louhansk et de Donetsk, qui bénéficient de l’appui aérien et en artillerie des Russes, nuance pour sa part Nicolas Gosset. Elles représentent pratiquement quarante mille hommes. Ce n’est pas négligeable. Dans les deux républiques autoproclamées, les autorités ont décrété la mobilisation générale, enrôlant, de force si besoin, tous les hommes de plus de 18 ans. Si elles et les soldats russes arrivent à conquérir l’entièreté de la région de Louhansk, ils pourront se prévaloir d’un succès. Et avec la prise de Severodonetsk et de Lyssytchansk, ils auront franchi la rivière du Donets et ils contrôleront les deux axes de circulation vers l’oblast de Donetsk en plus des voies ferrées à Izioum et à Bakhmout. Cela leur donnera un gros avantage, même si la zone qui reste à contrôler dans l’oblast de Donetsk est encore très grande.»
4 L’ armement occidental peut-il faire la différence?
«L’insistance du président Volodymyr Zelensky à évoquer cette question montre bien que l’on est encore loin d’atteindre, en matière d’équipements militaires, ce dont les Ukrainiens ont réellement besoin pour tenir, décrypte le chercheur de l’Institut royal supérieur de défense. L’ essentiel du matériel est fourni par les Etats-Unis et le Royaume-Uni. On a évoqué l’envoi par le Américains de lance-roquettes multiples, les MLRS (Multiple Launch Rocket Systems). Tout armement lourd est utile aux Ukrainiens. Encore faut-il voir si ce matériel arriverait à temps, notamment pour consolider prochainement l’oblast de Donetsk où, comme cela se passe actuellement dans la bataille de Severodonetsk dans la région de Louhansk, la puissance de feu des Russes s’avère largement supérieure.»
«Comme on est dans une logique d’attrition, chacun des belligérants tente de réduire les capacités de l’autre, commente Joseph Henrotin. C’est donc celui qui pourra assurer le plus gros flux d’arrivée de matériel qui devrait l’emporter. Et il n’est pas dit que ce sera la Russie. Officiellement, elle a beaucoup de matériel en réserve. Dans la pratique, il y a de quoi se poser des questions. Quand vous vous apercevez qu’elle déploie des chars T-62, dont la fabrication des derniers modèles remonte à 1975, et qu’elle dispose d’autres chars bien plus modernes, vous envisagez deux hypothèses. Soit elle réserve les nouveaux chars pour la guerre d’après, soit les conditions de stockage, que l’on sait notoirement déplorables en Russie, sont telles que ces chars ne sont plus utilisables. Tandis que les obusiers FH70 envoyés par les Italiens datent peut-être des années 1970 mais sont en bon état…»
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