Turing, l’homme qui cassait les codes
Un film, une biographie : ce génie britannique des maths sort enfin de l’ombre. Décrypteur de la machine à chiffrer des nazis, précurseur de l’informatique et de l’intelligence artificielle, homosexuel mort comme un héros d’Oscar Wilde… Retour sur le destin flamboyant et tragique de l’un des grands esprits du XXe siècle.
Cette année, on va beaucoup parler de Bletchley Park, à Milton Keynes (Buckinghamshire). Ce manoir de style victorien, planté au milieu d’un parc de 22 hectares, abrite le Musée national de l’informatique. Soit. Mais, en 1938, le site appartient au MI6, le service du renseignement extérieur du Royaume-Uni, qui y installe pendant la guerre le Government Code and Cypher School, organisme chargé du décryptage des codes des puissances de l’Axe : le IIIe Reich et l’Italie fasciste. C’est dans cette propriété so British que se déroule Le Bâton de Plutarque, le 23e album de Blake et Mortimer. Le tandem se frotte à Zhang Hasso, transfuge de l’Empire jaune, et au colonel Olrik, spécialiste des langues slaves et champion d’échecs. Des profils parfaits pour le décryptage. Mais, par saint George, ne nous égarons pas, dirait Blake.
A Bletchley Park, en 1940, l’adversaire s’appelle Enigma, la machine à chiffrer employée par l’armée de terre, la marine et l’aviation allemandes : une simple machine à écrire portative, équipée d’un clavier. Mais lorsque l’opérateur tape une lettre, c’est une lettre de substitution qui apparaît, et celle-ci varie à chaque frappe. Ainsi, dans un même message, un a devient tour à tour un r, puis un c, puis un m… Les premières versions d’Enigma ont été cassées avant les hostilités par des mathématiciens et des ingénieurs polonais, grâce à d’énormes engins surnommés les » bombes » pour leur puissant tic-tac. Après la défaite de la Pologne, les Britanniques prennent le relais. Et un homme met au point une » superbombe » capable de décrypter les messages de plus en plus sophistiqués des Allemands : Alan Turing. Mais il n’est pas seul. Huit unités, réparties dans autant de » huttes « , récoltent, décryptent, traduisent, analysent les milliers de messages de l’état-major allemand. Winston Churchill vient encourager cette ruche. » Ces poules pondent des oeufs d’or et ne caquettent jamais. » Au plus fort de la guerre, en comptant les opérateurs pour les transmissions et le personnel affecté au maniement des machines, plus de 10 000 personnes s’affairent nuit et jour à Bletchley Park. Grâce à l’action du Government Code and Cypher School, le Royaume-Uni a pu recouvrer sa souveraineté sur l’Atlantique (en décryptant les messages des sous-marins de l’amiral Dönitz) et la guerre aurait été écourtée de plus d’un an et demi, épargnant ainsi des milliers de vies.
Mais pourquoi ce site plutôt qu’un autre ? » Cette petite ville d’une tristesse ordinaire se situe au centre géométrique de l’Angleterre intellectuelle, là où la ligne de chemin de fer de Londres bifurque pour Oxford et Cambridge « , répond Andrew Hodges en nous guidant dans le musée. L’homme parle en connaisseur. Doyen du Wadham College, à Oxford, il est venu en voisin par le train. Il a écrit une biographie au titre fleurant bon le jeu de mots : Alan Turing: The Enigma, un texte qui vient d’être traduit en français dans son intégralité (1).
Alan Turing n’est pas seulement le champion du décryptage, poursuit-il. Après la guerre, il reprend son vieux rêve de » machine universelle » capable de traiter n’importe quel type de données. Nom du prototype : Automatic Computer Engine (ACE). En 1948, avec une équipe de Manchester, il fait fonctionner le premier ordinateur d’Europe. Mais il veut aller plus loin, fournir de l’intelligence aux engins. Dans un article fracassant publié en 1950 dans la revue de philosophie Mind, il pose tout de go la question : » Les machines peuvent-elles penser ? » Sa réponse est plutôt oui. Esprit curieux de tout – logique, informatique, intelligence artificielle -, il consacre les dernières années de sa courte vie (quarante-deux ans) à la biologie du développement. Comment la matière prend-elle forme ? Pourquoi le motif en spirale de la suite de Fibonacci se retrouve-t-il dans la pomme de pin et dans la disposition des graines de la fleur de tournesol ? Pourquoi les léopards ont-ils des taches ? Bref, quel est le secret » des bases chimiques de la morphogenèse » ? Dans un ultime article paru en 1952, il conçoit un modèle permettant de mettre en équation l’apparition de ces formes. Depuis, des chimistes ont découvert des réactions obéissant à ces règles.
Ce mathématicien génial, cet esprit universel méconnu – à l’exception des scientifiques – a enfin son heure de gloire avec un film hollywoodien, Imitation Game, de Morten Hyldum, avec le jeune Benedict Cumberbatch dans le rôle phare (lire aussi Focus Vif du 9 janvier). Un demi-siècle plus tard, le scénario insiste sur le suicide de Turing, à l’aide d’une pomme empoisonnée au cyanure, le 7 juin 1954. Il avait été condamné deux ans plus tôt à la castration chimique pour » outrage à la pudeur » : une relation sexuelle avec le jeune Arnold Murray (19 ans). Après un long silence, Alan Turing est sorti petit à petit de l’anonymat pour être élevé au rang de génie et de martyr de la lutte pour les droits des homosexuels. En 1986, une pièce de théâtre jouée en Angleterre, Breaking the Code, puis sa version télévisée constituent les premières étapes de la réhabilitation. En 1999, Time le place parmi les 100 personnes les plus importantes du XXe siècle. Dix ans plus tard, le Premier ministre britannique Gordon Brown présente ses excuses pour les poursuites exercées contre lui. Puis un hommage appuyé du président américain Barack Obama le range aux côtés de Newton et de Darwin, parmi les plus grands scientifiques britanniques. Ultime geste, en réponse à une pétition lancée par un informaticien, Elizabeth II lui accorde une grâce royale.
Quel chemin de croix pour ce fils d’un administrateur colonial de Madras, qui aura la délicatesse de mourir en 1947, douze jours avant l’indépendance accordée à l’Inde. Alan ne connaît pas les moussons. Dès son plus jeune âge, il est confié à un couple de Hastings, le colonel à la retraite Ward et son épouse, avant de fréquenter les internats. Le jeune homme est précoce. Il apprend à lire seul en moins d’un mois avec la méthode La Lecture sans larmes. Tout aussi rapide en calcul, il prend plaisir à se poster sous les lampadaires pour en déchiffrer les numéros de série. Mais, distinguant mal sa gauche de sa droite, il marque d’un point rouge son pouce gauche.
Fâché avec son corps
Il écrit comme un cochon. Il se débat avec des plumes qui bavent et ses cahiers sont couverts de pattes de mouche. » Turing le Cerveau » n’a jamais été en harmonie avec son corps, éprouvant de la peine à coordonner ses mouvements. S’il apprécie les terrains de football, c’est pour les lignes de touche : leur tracé lui inspire des problèmes de géométrie. Pourtant, à Cambridge, il pratique l’aviron, le rowing. Et il court. Longtemps et à bonne allure. Marathonien, il manque même d’être sélectionné pour les Jeux olympiques de 1948, mais une blessure à la hanche l’en empêche. » La course lui convient, parce que c’est un exercice pur, explique Andrew Hodges, sans matériel et sans connotations sociales. Certes, il n’est pas très rapide au sprint, ni très gracieux : il a les pieds plats. Mais, à force de volonté, il acquiert une grande endurance. »
Alan passe pour un excentrique. A Bletchley, » sa bicyclette est un poème, poursuit le biographe, un défaut de mécanisme l’oblige à démarrer dans un pédalage effréné pour que la chaîne ne déraille pas « . Il attache sa tasse de thé au tuyau du radiateur avec un cadenas à combinaisons. Il se moque de son allure. Une ficelle retient ses pantalons et il porte souvent une veste de pyjama sous sa veste de sport. Pis, il éprouve des difficultés à s’exprimer. En butte à un exercice, il grogne. Il commence les phrases de sa voix haut perchée et saccadée, s’arrête net, comme absorbé par la recherche de la formulation idéale, puis il accouche d’une expression argotique ou d’une grivoiserie, d’un calembour, d’une comparaison a priori incongrue. Un jour, contesté sur son projet de » cerveau électronique « , il interrompt brutalement son interlocuteur : » Le fait que le cerveau ait la consistance d’un porridge froid ne nous intéresse pas. Nous ne disons pas : « Cette machine est beaucoup trop dure pour être un cerveau, donc elle ne peut pas penser. » »
La vie de cet enfant seul, séparé de ses parents ultramarins, a été marquée par un premier grand amour, platonique, avec Christopher Morcom, jeune homme blond et mince, d’un an son aîné, rejeton d’une famille aisée d’artistes et de scientifiques vivant dans un manoir aux allures de phalanstère. Les deux jeunes gens sont brillants et ils ont tous deux une passion pour les mathématiques et la science. Christopher entre au prestigieux Trinity College, à Cambridge. La séparation est douloureuse. Elle l’est encore plus lorsqu’il est emporté par la tuberculose, à 19 ans. Alan engage une correspondance avec la mère du défunt, qui l’invite. Le jeune homme exige de dormir dans le sac de couchage de son ami. Doit-on conclure, comme Jean Lassègue, philosophe et auteur d’une biographie de Turing, que celui-ci s’est imposé le devoir d’incarner le destin scientifique promis à son très brillant ami ?
Fan de Blanche-Neige et les sept nains
Toujours est-il qu’en 1931, le boursier Turing se lance dans l’étude des mathématiques pures au King’s College, à Cambridge. L’année suivante, il démontre un théorème résolu une seule fois, par un mathématicien polonais de haute volée, Vaclav Sierpinski. Cinq ans plus tard, il adresse à la Société mathématique de Londres un article sur l’un des problèmes majeurs des mathématiciens de l’époque, posé par David Hilbert : y a-t-il une méthode pour déterminer si un énoncé mathématique est vrai ou faux ? Sa réponse est : non. Pour y aboutir, il emprunte une étrange démarche. Il construit en pensée une machine composée d’un ruban et d’une tête pouvant lire et écrire sur ce ruban, capable de décrire un calcul complexe sous la forme d’opérations simples. Cette » machine universelle » peut simuler n’importe quelle autre machine simple, à condition de lui fournir, sous forme codée, le programme à exécuter. Alan Turing vient tout bonnement d’inventer le concept d’ordinateur (computer, en anglais) : une machine qui reçoit un algorithme – un programme – et les données pour appliquer celui-ci.
Dans la foulée, le jeune homme prépare un doctorat de logique mathématique à Princeton, aux Etats-Unis, où on lui propose un poste universitaire, mais il préfère retourner au pays. Par patriotisme. Absorbé par ses travaux, il n’est pas insensible au monde. Il suit avec inquiétude les bouleversements en Europe. » J’espère que Hitler n’aura pas envahi l’Angleterre « , écrit-il à sa mère. Nous sommes en 1938. A peine rentré, il est sollicité, avec d’autres collègues mathématiciens, ingénieurs, logiciens ou joueurs d’échecs, par les services de renseignement britanniques. Commence alors sa carrière de décrypteur à Bletchley Park.
Dans la Cambridge d’avant guerre, l’homosexualité n’est plus tout à fait taboue. » Nous avons rejeté la moralité coutumière et la sagesse convenue, dit John Maynard Keynes, grand économiste et généreux mécène du King’s College. Nous sommes, au sens strict, des immoraux. » Circule le manuscrit de Maurice, le roman de Forster sur la manière de » ressembler de manière inavouable à Oscar Wilde « . La prestigieuse université se divise alors entre » esthètes » et » athlètes « . Mais Alan n’est pas mondain. Il n’est pas invité aux soirées et aux manifestations artistiques données sous les auspices du fameux groupe de Bloomsbury, de Virginia Woolf. » Sa liberté et son homosexualité lui importeront toujours plus que tout, et il en sera victime « , résume Andrew Hodges.
Libre, il est, dégagé de toute contingence, étranger aux rapports de forces et à la courtisanerie. Mais il est aussi immature. A la Noël de 1934, Alan Turing (22 ans) demande à sa mère un ours en peluche. Il écoute avec assiduité les programmes pour enfants à la radio. La projection de Blanche-Neige et les sept nains, à Cambridge, en 1938, le plonge dans un abîme de perplexité. Il ne peut plus s’en passer, revoyant le film à chaque occasion. Il se plaît à chantonner le couplet fatal : » Plonge la pomme dans le bouillon / Que la mort qui endort s’y infiltre. » Il s’interroge sur la couleur de la mort : la partie rouge ou verte du fruit ? Le 7 juin 1954, il a sans doute la réponse, mais il l’emporte dans la tombe.
(1) Alan Turing. Le génie qui a décrypté les codes secrets nazis et inventé l’ordinateur. Trad. de l’anglais par Nathalie Zimmermann et Sébastien Baert. Michel Lafon, 704 p.
Par Emmanuel Hecht
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