Trois premières fois
Le rap bien moulé d’Akro, le rock viscéral de Malibu Stacy et la chanson douce de Samir Barris donnent trois premiers albums qui confirment la qualité et la diversité de la scène belge
C’est la génération de l’après-Ghinzu et du post-Starflam, les nouveaux cousins de Saule et de Daniel Hélin, bref, la confirmation que le » rock » – terme à prendre ici dans son sens le plus large – a profondément pénétré le patrimoine génétique de la culture belge. Embarqués dans trois styles rigoureusement différents, pour ne pas dire étanches, ces disques sont une concrétisation supplémentaire de la qualité internationale de la production francophone.
Le coup de gueule d’Akro
La belle pochette aux tonalités de braise est une évocation de l’image célèbre de Marat dans son bain, assassiné. Une griffe de sang barre la poitrine de Marat/Akro : est-ce le rap qui t’as tué, Akro ? Parce que tu te moquais de ses travers, raillant ses dérives et ses pauvres impasses garnies de gros cubes motorisés et d’affolantes nymphettes moins habillées que Miss Tee-shirt mouillé ? MC et auteur dans le collectif Starflam, Akro profite de la sieste des Liégeois pour balancer L’Encre, la sueur et le sang. Ceux qui sont fatigués de l’industrialisation du hip-hop francophone dans sa phase aiguë pourraient éventuellement se réconcilier au genre par cet intermédiaire. Les observations d’Akro, fils d’institutrice et d’assistant social, évitent la plupart des pièges consensuels et stéréotypés, et il émane du personnage un mode de » grande gueule sincère » qui peut rappeler les apparitions électriques de… Depardieu dans Rêve de singe ou Sept Morts sur ordonnance. Un antihéros qui en possède néanmoins la fibre. Bien sûr, certains moments sont gamins, comme la parodie d’horripilant businessman franchouillard qui consent à prendre l’album solo d’Akro dans des conditions douteuses. Pour autant, Akro ne détricote pas ses premiers amours et la référence à la mère matrice est clairement affirmée dans L’Equipe, où il rappelle son lien charnel avec Starflam. C’est sans doute le semi-échec du troisième album du groupe et sa non-sortie en France – le seul marché francophone de taille – qui a engendré quelques amertumes. Comme tout (anti)héros, Akro s’en repaît pour construire une (contre)offensive, véritable labeur musical où des invités viennent alimenter le turbo. L’inénarrable Réjane Magloire (Reggie) apparaissant une nouvelle fois comme un mélange de Foxy Brown et de Sister Gospel salvatrice ( Loterie). C’est plus étrange quand Akro semble se mettre à l’écart de la pulsion sociale ( » Les enfants du patron voudraient tous rapper avec moi : » Antimondialisation « , mais ça ne me concerne pas « , dit-il dans Paradoxe), tout en affirmant l’indispensable solidarité aux délaissés ( » Je parle au nom de tous ceux qui sont loin de chez eux/Les exclus » dans L’Enfant caché). Peut-être par besoin de déminer le piège de » rapper engagé « , obstacle qu’il franchit par ailleurs en jouant d’une musicalité agréablement éclatée (mix signé Dan Lacksman), voyageant entre le zouk et le son made in Brooklyn, les ch£urs nègres et son c£ur à lui. On lui souhaite un parcours d’autant plus exaltant que c’est une signature – rare – d’Universal Belgique…
(www.akrosolo.com)
Samir Barris, l’anti-décibel
Q uel effet ? (Bang !), se demande le titre du premier album d’un jeune homme au visage de petit prince, ex-batteur des Bruxellois de Melon Galia. Samir Barris chante à peu près mal plutôt qu’à peu près bien et sa voix de moineau semble perpétuellement au bord du dérapage, comme si elle craignait d’être gobée crue par un renard maudissant la » chanson française fragile « . Parce qu’en sus les douze morceaux de ce premier album possèdent la minceur régime sans sel ni graisse de chansons passées à la vapeur. C’est bizarrement la combinaison de ces éléments qui donne au final un disque attachant, déridé, libéré de toutes contraintes… Les arrangements du futé Gilles Martin sont bidouillés dans un esprit de résistance au surplus : il s’agit de désosser les chansons, pas de les habiller pour l’hiver. On pense aux petites pyramides reggae de Mathieu Boogaerts ou, quand cela s’agite un peu, à du yé-yé existentiel ( Les Remontrances). Voire à du Miossec soft quand il reprend Vian ( Je voudrais pas crever). Parfois, les textes n’ont pas grand-chose d’autre que leur singulière tonicité pour tenir le coup : Samir Barris, licencié en philologie romane, fait de la littérature chantée et celle-ci s’avère bien écrite. Elle a la teneur de son visage : tout semble en harmonie, mais les petits craquèlements au bord du regard laissent augurer de trips pas forcément rassurants. Samir fait partie des gens qu’on doit écouter en dehors du remue-ménage du quotidien aux décibels boulimiques. Sa propre version d’ A la recherche du temps perdu cale son univers sur les usages oubliés et toutes les madeleines qui peuplent nos rencontres sociales, amoureuses et professionnelles. C’est beau comme une visite urbaine très tôt le matin. C’est le disque anti-foule, anti-anxiogène, anti-mal de tête, en partie réalisé en appartement et, à ce titre, la sécurité sociale serait bien avisée de le rembourser.
(www.samirbarris.com).
Malibu Stacy réinvente la F 1 belge
Le disque de Malibu Stacy ressemble à ces circuits de voiture auxquels on joue tout gosse, histoire de se faire peur dans les virages et de provoquer des accidents fictifs. Comme celle de Placebo ou de ces poseurs de Strokes, la musique de Malibu Stacy possède une présence physique, un profil névrotique qui tendent vers l’irrésistible. L’album démarre sur Killing All the Young Gods, sympathique profession de foi dont la destruction proclamée n’est que le symptôme d’un puissant désir de jouer. Les guitares électriques fun et viscérales s’allient parfaitement à la voix instantanément identifiable de David de Froidmont, qui s’impose tout de suite comme l’un des meilleurs chanteurs internationaux du moment. Sa puissance nasillarde, ses trémolos courbaturés par l’excitation et son flow organique boostent le groupe de ces six jeunes gens des environs de Visé. Nous aussi, la plupart du temps, même si toutes les chansons n’ont pas l’impériale carlingue sonore de Los AnGeles ou le divin vague à l’âme mélancolique de Saturday Night Fisher, prix du meilleur titre 2006. Sans forfanterie, on peut dire que, de tous les disques belges sortis ces cinq dernières années, le G de Malibu Stacy (Bang !) a l’un des meilleurs profils commerciaux : britanniques ou américains, ils seraient déjà en rotation forte sur les grosses bécanes radiophoniques, de celles qui font s’écouler des camions entiers en supermarché. Ce n’est pas forcément infamant : la preuve avec cet objet vif, souvent cinglant, aussi tendre que la fille de la pochette. Une certaine idée de la vitesse, bien plus excitante que celle des gros moteurs affamés d’argent que l’on trouve du côté de Spa-Francorchamps. Aucun doute, Malibu Stacy, c’est plus moderne et plus sain que Bernie et ses F 1 !
(www.malibustacy.com). l
Philippe Cornet
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