Toros de papier
Quand un acteur, un journaliste, un écrivain, un philosophe… sont pris par la fièvre de la tauromachie. De Denis Podalydès à Francis Wolff, petite revue de la temporada littéraire.
En décembre 1995, au Mexique, José Tomas, alors âgé de 19 ans, recevait une méchante cornada qui lui perforait l’artère fémorale. Le 24 avril dernier, à Aguascalientes, au Mexique toujours, le torero espagnol échappait de nouveau miraculeusement à la mort. Entre-temps, il aura triomphé sur toutes les plazas du monde, occis moult toros et sauvé la vie deà Denis Podalydès. Le comédien scénariste français, féru de Molière ? Oui, c’était en 2002, au fin fond de l’Andalousie, une nuit de lune : alors qu’un taureau charge le Versaillais, José Tomas, d’un simple mouvement de muleta, détourne le toro bravo, le torée tranquillement et quitte la scène. Sans un regard. Réveil de Podalydèsà
Des rêves comme celui-ci, le sociétaire de la Comédie-Française en a collectionné un certain nombre depuis un fameux 15 août, où, à Séville, devant une médiocre corrida, la tauromachie le saisit, telle » une révélation bouleversante « . C’est cette passion addictive, envahissante, irraisonnée, que l’auteur de Voix Off confesse aujourd’hui dans une langue qui n’a rien à envier à celle de ses célèbres aînés, Michel Leiris, Jean Cocteau, Georges Bataille ou encore Jean Cau, payant son écot à une riche littérature tauromachique, aussi louée que décriée. Point besoin d’être soi-même un inconditionnel des cornus pour savourer, accompagnée de dessins de Chambas, La Peur Matamore, titre inspiré par le personnage de Corneille, joué par l’acteur en alternance avec des allers-retours éreintants vers des arènes excentrées.
Tel un éternel néophyte touché par la grâce, Denis Podalydès, Fregoli égaré sur les plazas du Sud, interprète tous les rôles : il est le jeune Joselito Adame, l’impassible José Tomas, l’aficionado averti, le grand mélancolique (l’essence de l’aficion), l’expert en derechazo et redondo (passes de muleta), mais aussi l’homme des planches, qui regarde, étonné et la peur aux tripes, cet aficionado qu’il est devenu. Il ne comprend toujours pas comment il a pu quitter plateaux, amis, compagne, pour aller se perdre, un jour d’avril, dans une solitude équivoque, à Mauguio, morne bourgade de l’Hérault, sur les gradins inconfortables de tristes arènes.
Torero de salon, il s’essaie machinalement, cape, veste, pull-over ou torchon à la main, à toréer tout et n’importe quoi : un partenaire de scène, un vélo, un téléviseur, une voiture, un fauteuil, jusqu’au jour où, invité à une tienta (test de la bravoure de reproductrices chez un éleveur), il se retrouve au centre de l’arène devant une vachette de 200 kilosà Un chapitre d’anthologie, traversé par un grand sens de l’autodérision, et cette peur, qui scande tout le récit : celle des cauchemars de l’enfance, des homériques reprises au centre équestre de Bois-d’Arcy, du comédien face à son public, du matador devant la bêteà Car, comme le disait Orson Welles : » Le torero est un acteur auquel il arrive de vraies choses ! «
Dans son panthéon, à côté des Desarthe, Gert Voss, Madeleine Renaud, Piccoli, siègent donc aujourd’hui Enrique Ponce, Morante de La Puebla, El Juli et José Tomas – » l’horizon en personne « , » l’artiste idéal « , auprès de qui l’ancien banderillero Jean-Marie Bourret le photographiera. A Bilbao, un 21 août, note-t-il dans son journal, il croise le chroniqueur taurin Zocato et entend » sa belle voix, sa gaieté, son énergie, son aficion « . Zocato, Vincent Bourg dans le civil, a vu toréer tous les matadors, les grands comme les plus modestes, et enchante les lecteurs de Sud-Ouest depuis des lustres. Un public élargi aujourd’hui grâce à la publication par les éditions Eaux-fortes de 88 de ses chroniques (de 1988 à 2009), rehaussées par les superbes photos noir et blanc de François Ducasse.
» Ses articles et ses anecdotes, parfumés du vent d’Espagne, ont l’art de transformer une imminence de mort en une vie toujours recommencée. Ainsi va son écriture templada comme une muleta qui trace sur le sable du ruedo le message sans fin d’une caresse qui ne peut s’oublier. » Le Dacquois Pierre Albaladejo se fait volontiers emphatique pour conter le talent du Bordelais Zocato. On ne lui en voudra pas. Comment ne pas tomber sous le charme de cette plume aussi experte qu’impertinente, rigoureuse que fantasque ? Avec Zocato, toute corrida devient pièce de théâtre antique, opéra baroque, poème épique. Où il nous parle de la naissance d’une étoile (Enrique Ponce), du portier de l’enfer (Padilla), de l’ami Yiyo, encorné en plein c£ur le 30 août 1985, des toreros d’hier, Cesar Rincon, El Cordobés, Paco Ojeda, Manzanarès, mais aussi de Torquemada, de Beethoven, de Jérusalem, de jambon et de queue de toro en daube.
Le 18 septembre 1996, Zocato titrait son papier sur » l’adolescent au nez en trompette et au regard sans âge » : » José Tomas : un nouveau Manolete ? » Une question à laquelle, le 17 août 2000, il répondait par l’affirmative, allant jusqu’à écrire que l’élève avait dépassé le maître. C’est à ce torero mythique, monstre sacré de l’Espagne franquiste, qu’Anne Plantagenet a consacré une biographie en 2005, opportunément rééditée au Diable vauvert (l’éditeur nîmois de Simon Casas et du prix Hemingway) à l’occasion du film de Menno Meyjes sorti le printemps dernier. Avec Manolete, le calife foudroyé (1917-1947), l’on suit le parcours fulgurant et tragique d’un jeune Andalou à la silhouette ingrate qui triomphera dès l’âge de 14 ans, en pleine guerre civile. Réinventant l’art taurin par son époustouflante immobilité, Manolete devient, après-guerre, l’idole d’une Espagne meurtrie, avant de déplaire aux plus franquistes de ses spectateurs. Le 28 août 1947, à Linares (Andalousie), Islero, un vicieux petit Miura au pelage noir, envoie le Cordouan grossir la cohorte des matadors morts au champ d’honneur.
Spectacle tragiqueà et controversé
Au champ d’honneur, ou de déshonneur, selon que l’on est pro ou anticorrida. Les Podalydès, Zocato, Plantagenet le savent bien, qui sont à mille lieues de tout prosélytisme. Professeur à l’Ecole normale supérieure, auteur de Philosophie de la corrida chez Fayard, Francis Wolff s’inquiète, lui, de la mobilisation antitaurine qui s’amplifie de part et d’autre des Pyrénées. Aussi a-t-il fourbi une série d’arguments attestant de l’importance morale, éthique, culturelle de la corrida dans les zones où elle est traditionnellement implantée. Son petit livre, 50 Raisons de défendre la corrida, n’élude aucun aspect de la polémique, de la souffrance du taureau aux préoccupations environnementales, du barbarisme à l’animalisme et se révèle un vade-mecum précieux pour tout débatteur. Qu’il soit partisan ou détracteur de ce spectacle tragique.
La Peur Matamore, par Denis Podalydès, dessins de Jean-Paul Chambas. Seuil/Archimbaud, 176 p.
Chroniques taurines,par Zocato, photographies de François Ducasse, préface de Pierre Albaladejo. Eaux-fortes, 160 p.
Manolete, le calife foudroyé, par Anne Plantagenet. Au diable vauvert, 336 p.
50 Raisons de défendre la corrida, par Francis Wolff. Editions Mille et Une Nuits, 104 p.
Marianne Payot
» il transforme une imminence de mort en une vie toujours recommencée «
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