Sylvain, vingt-sept ans de solitude
Pendant un quart de siècle, Sylvain a vécu un infernal mariage avec la cocaïne, se shootant parce que l’effet flash est plus fort que par inhalation. Deux cures de six et neuf mois n’ont pas suffi à enrayer délires paranoïaques, septicémies, overdoses et cette drogue, » un job à plein temps « .
« Ce soir-là, c’était la troisième fois de suite que j’appelais la police, parce que j’entendais des bruits derrière la porte de l’appartement, j’étais persuadé que des gens cherchaient à entrer chez moi, je voyais la clenche bouger, j’avais des hallucinations. La troisième fois, les flics ont inspecté la terrasse et m’ont dit que les traces de pas étaient les leurs. J’avais compris que je ne pourrais pas les appeler une quatrième fois… Tout à coup, j’ai décidé d’échapper à mes agresseurs fictifs par le balcon. Je ne sais pas comment j’ai fait, la peur, la tension, mais j’ai grimpé sur le toit de l’immeuble, quelques étages plus haut, par la façade extérieure. Une fois arrivé en haut, j’ai fini par me calmer et me suis demandé comment j’allais faire pour redescendre. » Début des années 2000, Sylvain (1), vient de se faire un énième fix de coke, histoire de » profiter une fraction de seconde, du temps entre l’injection dans la veine et la montée au cerveau « . La paranoïa s’est vite glissée dans un jeu de plus en plus dangereux, aboutissant inévitablement à un seul lieu de sensation : » l’enfer « . Une autre fois, Sylvain balancera des objets à la tête de visiteurs qui n’existent pas : la chambre y passe. Il overdose dans un taxi, traverse les états de manque bourré de Panadol-Codéine, » en vente libre jusqu’il y a deux ans « , à soixante gélules par jour. Un jour, le torrent de médicaments masque une septicémie qui est près de lui prendre un rein. Réveil sous baxter à l’hosto. Et puis les accidents de voiture, la tronche enfarinée au travail. La routine d’un cocaïnomane.
Perception distordue des sens
Un midi glacial de décembre 2010, la température de la forêt de Soignes dégèle les souvenirs. » C’est ici que je viens régulièrement marcher, me retrouver. On n’est d’ailleurs pas loin de l’endroit où j’ai subi mon « traitement de choc » quand j’ai voulu quitter la coke une première fois : un bûcheron m’a fait bosser dans la forêt, c’était un décrassage à la dure, cela a fonctionné. Quelques jours. » La forêt de Soignes fait une mauvaise métaphore, tentante vu le décor enneigé : de la poudre à perte de vue. Sylvain tient à l’anonymat, pour cause de nouvelle vie et de contacts avec » des clients qui ne comprendraient pas forcément « . Pas très grand, un air d’ancien ado et des répliques de clown sur ressort, ce Bruxellois attire la sympathie. » J’étais un gosse comme les autres, j’étais contre la drogue, je ne m’imaginais jamais en prendre. Cela a commencé à la préadolescence : les verres de vin chaud qui font un peu tourner la tête, l’impression d’être désinhibé et le désir de plaire. Et puis, considérer que toute expérience est bonne à prendre, y compris les drogues dures. Avec le recul, on découvre que c’est dû au manque d’amour du père et à une surprotection de la mère. » Sylvain n’a plus jamais revu son père, depuis trente-six ans. Au départ paternel qui laisse la famille en manque d’argent, Sylvain bosse : restos et boîtes de nuit. Très vite, alcool, cocaïne, héroïne s’enchaînent avec le désir déjà prématuré de griller tous les barrages nocturnes. Sylvain repère une fille accro à l’héroïne : avec elle, il va pouvoir » apprendre à se shooter « . L’héroïne fait planer : » J’estimais que je gérais, que c’était récréatif. Cela a duré un an et puis la nana et l’héroïne ont fini par m’emmerder. » La cocaïne est toujours là, dans le paysage pailleté du début des années 1980 : Sylvain se contente d’en sniffer au bar de nuit d’Uccle où il bosse. » Et puis, un copain d’enfance, que j’avais connu aux louveteaux, m’a demandé si je voulais me shooter à la coke. Là, je découvre une chose inouïe, une perception complètement distordue des sens et de l’ouïe, je me dis « wow ». » Et puis la vie se charge, à nouveau, de redistribuer les plaisirs : Sylvain rencontre une étudiante en psychologie et lui, complexé de n’avoir jamais terminé ses humanités, réussit un examen d’entrée à Sciences po. » Je redécouvre le plaisir des études, je passe deux candis, bois un peu, fume des pétards mais, grosso modo, la coke est mise de côté entre 1985 et 1989. «
Quinze mois de cure
» En 1990, un peu par hasard, je suis casté pour une pub dans les Ardennes : en trois jours, je touche le salaire de deux mois de petits boulots. Je vais avoir 30 ans et, en rêvant d’une fonction onusienne, je me dis que je sortirai des études à 34 ans, tard. Alors là, j’arrête, ce qui est un peu l’histoire de ma vie… » Sylvain repense à cette période où, engagé dans le milieu du cinéma, il enchaîne les fêtes-à-la-coke : » Au milieu des années 1990, je chute complètement et me shoote très fort jusqu’à ne plus peser rien du tout. Se shooter, c’est vivre une chose complètement solitaire, ce n’est pas une chose que tu partages. On passe son temps à poursuivre le premier flash, d’autant plus illusoire qu’on l’a probablement mythifié, déifié, fictionnalisé. Le plaisir se compte en millièmes de secondes, c’est dérisoire. » En 1994, tentative de suicide, les deux grammes ne rentrent pas dans la seringue : » J’en ai mis un gramme, les palpitations sont devenues incroyablement violentes, je n’avais plus le contrôle de mon corps, je tentais de fixer les poutres du plafond, les blanches uniquement. Quand je regardais les noires, je me sentais partir. » Le corps finit par se calmer et, le soir venu, Sylvain se shoote le deuxième gramme…. » Je suis parti en cure peu après, j’avais 35 ans et on m’a diagnostiqué une polytoxicomanie. J’y suis allé parce que je ne voulais pas mourir, mais je n’étais absolument pas prêt à arrêter de consommer. » La cure dure six mois : trois jours après sa sortie, Sylvain replonge. Il y aura une seconde cure, longue de neuf mois en 2000, avec le même résultat. Années du même scénario sinistre où » l’estime de soi, déjà nulle au départ, plonge encore « . Entre 2002 et 2005, après un épisode de plusieurs mois dans les Antilles où Sylvain passe au crack (2) : » C’est l’enfer, moi qui avais toujours travaillé, je m’inscris au chômage, je retourne chez ma mère. Je deviens fou, je me shoote sans cesse, j’ai des visions, je flippe, je suis complètement parano. » Invité au mariage d’un ami en décembre 2003, il y part » sans rien » et boit pour oublier. S’éveille alors le désir » de ne pas mourir, de ne plus faire de cure « . La thérapie de choc durera cinq ans, deux fois par semaine : parler, jusqu’à la nausée. Sylvain n’a plus pris de cocaïne depuis six ans, » un dernier sniff comme cela il y a trois ans « , a enfin (re)fait sa vie et est devenu père à l’approche de la cinquantaine. » J’ai eu de la chance de ne pas mourir. Cette pseudo-chimère de vouloir vivre des choses différentes n’était qu’un moyen pour calmer mes souffrances, mon manque d’éducation, mon manque d’amour. Il y a toujours une zone de danger, je mourrai toxicomane. Je ne conseillerais à personne de passer par là : la cocaïne, tu te sens vivre même si tu te rapproches à chaque fois de la mort. «
(1) Prénom d’emprunt. (2) Cocaïne purifiée par l’ammoniac et fumée dans une pipe, l’effet est plus violent que le sniff de cocaïne.
PHILIPPE CORNET
» LE PLAISIR SE COMPTE EN MILLIÈMES DE SECONDES, C’EST DÉRISOIRE «
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