Sollers dans la brume

Une vie divine, par Philippe Sollers. Gallimard, 525 p.

Friedrich Nietzsche est l’un des personnages du dernier roman de Philippe Sollers, Une vie divine. Pourquoi pas ? Le romancier est son seul maître et il est toujours stimulant de se frotter à un génie. Le Nietzsche de Sollers circule librement dans le temps, tel un homme qui enjamberait les siècles et les passions sur de grandes échasses. A Turin, il achète du raisin noir à une marchande de fruits, dans la rue, fait une apparition dans le boudoir d’un bordel parisien sous l’Ancien Régime, il dîne seul au Grand Véfour, assiste à des soirées spéciales, lit les Mémoires de Saint-Simon à la Bibliothèque nationale. Sa présence dans notre époque, exprimée par de nombreuses citations, est celle d’un  » spectre réel « .

Il n’y a pas que des fantômes dans cette Vie divine. Le lecteur rencontre divers personnages, tous entraînés dans la ronde de l’éternel retour. Le narrateur d’abord, un philosophe, épigone de Nietzsche, son double secret, son ressusciteur, double de Sollers aussi, celui qui fait écho au chant secret de sa destinée incomprise. Deux femmes escortent le narrateur sans jamais lui peser : Ludi et Nelly. Ludi est une petite ronde frivole et légère, très gaie, vendeuse de vêtements. Elle existe assez merveilleusement dans les premières pages du livre, qui sont d’ailleurs les plus belles de l’ensemble. L’auteur s’est donné moins de peine pour Nelly, une universitaire longue et froide, qui ne peut jouir qu’en lisant des textes sévères et reste enserrée dans un corset de poncifs. La pauvre a du mal à respirer. Le président Mao et le marquis de Sade font quelques apparitions, sans surprise.

Le monde (soleil, feuillage, herbe, figuier, Dionysos, Héraclite, Christ) est plus que la toile de fond du roman, c’est le roman lui-même, sorte de  » voyage métaphysique  » antimoderne dans une époque de basses eaux, rythmé par quelques  » bons moments exceptionnels  » où les héros coïncident avec ce qui peut exister de plus parfait en eux-mêmes et dans l’univers. Instants toujours trop brefs de sublimation de la vie intérieure et de rupture totale avec la médiocrité d’ambiance.

Philippe Sollers disposait pour affronter une telle ambition romanesque de sa gaieté et de sa culture. Mais à l’épreuve des pages, bien trop vite, sa gaieté renarde. Elle devient nonchalance, répétition et paresse (Sollers le sait, bien sûr, et se met aussitôt en état d’autodéfense). Sa culture devrait être son oxygène. Il étouffe les voix de ses dieux intérieurs sous les citations. La masse éteint la poésie et la vivacité de quelques traits (choses vues, pensées, notées, Berlin, la magie de l' » encre en train de sécher sur le papier « ). Une brume anthologique est tombée sur la vie divine, un roman passe. l

Daniel Rondeau

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