Sienne La cavalcade infernale
Deux fois par été, les quartiers de la ville italienne s’affrontent dans une course de chevaux endiablée : le palio. Les vainqueurs sont adulés ; les battus, eux, consternent leur clan. Ambiance.
De notre envoyée spéciale
Des hommes aux yeux de fous courent dans tous les sens, en hurlant qu’on se pousse de là parce qu’il arrive, le vainqueur, le libérateur, le surhomme. Le voilà, Giovanni Atzeni, congestionné d’effroi et de béatitude, hissé sur les épaules de ses supporters en fusion. Ce n’est qu’un cavalier, un gosse de 22 ans, mais il y a chez lui du Materazzi, du Garibaldi, du Maradona, époque napolitaine. Dans son sillage, une femme lui envoie une volée de baisers : » Huit ans qu’on attendait ça ! » Un vieux jure qu’il a frôlé le coma et qu’il voulait voir ça avant de mourir. Le vin et les larmes coulent à flots. Cette année encore, le palio, la course de chevaux la plus spectaculaire au monde, qui se joue tous les étés, le 2 juillet et le 16 août, a embrasé la piazza del Campo de Sienne. On chante pour Giovanni un Te Deum. Et, bientôt, c’est sa jument, une belle grise, qui présidera le grand banquet de la victoire.
» On nous prend toujours pour des fous, constate Roberto Martinelli, le recteur des prieurs de Sienne. Mais, quand on n’est pas d’ici, on ne peut pas saisir le sens d’un tel événementà » Pour les touristes, qui affluent chaque année du monde entier vers la sublime place en forme de conque, le palio de Sienne, c’est juste une course de soixante-quinze secondes. Pour les autres, c’est-à-dire les vrais, les purs, il débute en décembre. Pour les plus atteints, il ne s’arrête jamais : il recommence dès les lendemains de déroute, dans les projets de revanche que l’on fourbit à l’ombre gothique des palazzi. » Il Palio si corre tutto l’anno » – le palio se court toute l’année – dit l’adage. A Sienne, on appelle la période avant la course l’attesa, l’attente.
Tous les ans, par 35 degrés, un opéra guerrier se trame sous les loggias tendues de rouge. Une cavalcade furieuse, héroïque, bestiale. Les Siennois viennent y consumer leurs passions, et mieux vaut, pour y assister, avoir le palpitant accroché à du gros fil. Pour y participer, on ne vous raconte même pas. Le temps de faire trois fois le tour de la place à 70 kilomètres-heure, collés à la corde dans les deux virages en équerre et en pente, les chevaux et les hommes risquent leur vie pour une bannière – le fameux pallium des origines, il y a plus de huit siècles.
Le palio ressuscite la grandeur passée de la ville
C’est l’histoire d’une terre insurgée, de l’orgueilleuse république de Sienne, qui ne s’est jamais remise, en son temps, de devoir céder son indépendance aux Médicis florentins. » Le rituel du palio touche à cela : il exprime l’identité de la ville en ressuscitant sa grandeur passée, quand elle était l’une des capitales de l’Europe « , souligne l’anthropologue Alessandro Falassi (1). Sienne n’est pas tout à fait morte. Sienne se donne l’illusion de vivre. Lors du cortège historique précédant la course, les touristes sont épatés par les costumes bouffants et les variations jouées au tambour. La ville, elle, refait l’Histoire à l’envers : la procession s’ouvre sur la chute de la république de Sienne, en 1555, et se clôt sur la victoire de Montaperti contre Florence, en 1260. A cette époque, déjà, les Florentins n’entendent rien au palio et prennent les Siennois pour des excités. Quand les autorités de Sienne demandent l’autorisation de bâtir un nouvel hôpital psychiatrique, le dernier des Médicis leur rétorque qu’il suffit de fermer les portes de la ville. Pas besoin de chercher l’asile plus loin.
Non, vraiment, ils n’ont rien compris, les étrangers. Car il en va, dans cet orgasme bisannuel, non seulement de la dignité de Sienne, mais aussi de celle de ses 17 quartiers ou contrade, autant de clans, de petites républiques dans la ville, qui abritaient des compagnies militaires pendant la guerre. A Sienne, on ne naît pas seulement siennois – ce qui suffit déjà à vous démarquer du reste des mortels jusqu’à la fin des temps. On naît aussi et avant tout sous les auspices de la Coque, de la Tortue ou encore de l’Oie, selon son quartier d’origine. Chaque contrada a son prieur élu, son territoire, son hymne, ses clubs, son église, son musée. On y apprend le civisme, la solidarité, le respect, qui font de cette ville de 50 000 habitants l’une des plus sûres d’Italie. Et le palio, rituel de violence codifié, n’y est pas pour rien.
» Un exutoire à la violence pour toute l’année »
Cette joute à cheval donne, en effet, l’occasion à dix contrade de s’étriper dans les règles. Les cavaliers ont le droit de cingler leurs adversaires à coups de nerf de b£uf. Et ils ne s’en privent pas, car tous les quartiers, ou presque, ont un ennemi attitré : l’Oie et la Tour se vouent une haine mutuelle et opiniâtre depuis des lustres ; la Tortue ne peut pas encadrer l’Escargot, et ainsi de suite. Pourquoi ? On ne sait plus très bien. Toujours est-il qu’en permettant de régler des comptes avec le voisin, le palio est aussi une » forme de régulation sociale, exutoire à la violence pour toute l’année « , d’après Falassi. Même si ce 2 juillet, comme tous les 2 juillet depuis que Sienne est aux siens, on a frôlé la baston générale.
Tout a véritablement commencé quatre jours plus tôt. Ce vendredi 29 juin, c’est la tratta, le tirage au sort où l’on attribue un cheval à chaque contrada. Les quartiers savent alors s’ils ont touché une brenna – une brèle – ou un champion. Dans l’édition spéciale de La Nazione, quotidien florentin, le chef de la police municipale se déboutonne : » Je suis déjà très ému. » Un cheval a été testé positif. Recalé. Les temps changent. Le palio a longtemps charrié une image de rite barbare, dénoncé dans les communiqués des défenseurs des animaux. En 2004, un cheval a encore été piétiné par le pelotonà Aujourd’hui, les organisateurs insistent sur le suivi vétérinaire et le soin apporté aux chevaux. Dans l’écurie de leur quartier, ils sont veillés comme des princes régnants. Et leur jockey, pas moins : » On est encadré par deux gardes du corps jour et nuit, avec téléphone confisqué et interdiction de parler à quiconque d’un autre quartier « , sourit Andrea Mari. Cette étoile montante de presque 30 ans a gagné en 2006. Et c’était comment ? » Inexprimable « , dit-il pour la faire courte, beau comme une figure de Fra Angelico, les mains nouées sur la poitrine, le c£ur en ébullition.
Sur la place, la foule bout, elle aussi. Le maire égrène les numéros. Le 29à pour l’Escargot ! C’est le gros lot : Brento, le crack, le campionissimo. On le comprend rien qu’au volume sonore. Regards allumés, poings levés, les gens de l’Escargot y croient comme jamais. Ça ne va pas durer. 19 h 30 : derrière la corde, les chevaux, oreilles couchées, sont prêts à s’élancer pour leur premier galop d’essai. Une simple mise en jambes, avant le grand jour. Une formalité. Enfin, presque. Là, on ne sait pas ce qui lui a pris, mais le mossiere, le responsable du départ, a baissé la corde trop tard. A la première foulée, Brento et son cavalier se sont étalés sur la piste. A la maison, l’Escargot ! Une femme hurle, les nerfs fusillés : » C’est fini, pour nous ! C’est mort ! » Emmené par son palefrenier, Brento, tête basse, traîne son genou bandé comme un soldat tombé au front. Et la foule en deuil s’enroule autour de lui.
En ce vendredi soir maudit, l’Escargot assiste à sa perte et, en prime, il voit la Tortue, son ennemie jurée, se hisser en position de favorite. Or il y a pis que perdre le palio : c’est voir la contrada honnie le gagner. Et, pour l’en empêcher, les Siennois ne manquent pas d’imagination.
Au panthéon des combines, l’Histoire retiendra, pour l’éternité, le cas de Mario Bernini. Le 16 août 1885, il est partant pour l’Escargot. En fait, l’Oie l’a grassement payé pour qu’il perde. A 100 mètres du poteau, il est confronté à un sérieux problème : il est en tête. Que faire ? Il prend à gauche et se fait la malle dans les rues de la ville. Définitivement. Aujourd’hui, les choses ont changé. Un peuà Dans les arrière-cours du palio, la diplomatie occulte va toujours bon train. Payer un jockey pour qu’il perde ; contacter des contrade pour leur demander de pousser l’ennemi au départ, moyennant financesà Et tout cela au nom très saint de Marie, patronne de la ville.
A la veille de la grande chevauchée, dans une cour de la Coquille, des tables ont été dressées pour le banquet de l’ultime communion. Trois mille personnes debout, à clamer son nom comme une espérance : d’un pas lent, escorté des officiels du quartier, Andrea Mari fait son entrée. A une table, un universitaire explique qu’en cinquante et un ans – toute sa vie – il n’a manqué le palio que deux fois, et pour des obligations suprêmes : ses noces et son travail. Pas loin, la compagne d’Andrea Mari, dans un sourire froissé d’angoisse, confie : » Je regarderai la course à la télé. Je l’ai vue une fois sur la place. Plus jamais. »
Jusqu’au dernier mètre, des cris, des larmes…
2 juillet. On y est. Il est plus de 20 heures. Le canon a tonné. Au deuxième faux départ, les 100 000 personnes massées au c£ur du cirque ancestral n’en peuvent plus. Les chevaux, bouffis d’angoisse, secouent la tête, cognent la piste d’une rafale de sabots. Et, soudain, dans une fulgurance sèche, ils s’élancent. La foule se dresse en un concert de hurlements. La ville tangue. Au premier virage à 90 degrés, le peloton fumant se resserre. Un cheval va valdinguer dans le matelas. Puis un autre, qui s’écrase contre la lice, peine à se relever. Devant, c’est la lutte à mort. Ils ne sont plus que deux au coude-à-coude, ventre happé par la ligne d’arrivée, tisonnés par une énergie sauvage. Jusqu’au dernier mètre. Des cris. Des larmes. » E Nicchio ! Niiiiiicchio ! [Coquille] » On croit que, oui, Andrea Mari a gagné. Dans une cacophonie de fin du monde, la mairie hisse l’oriflamme du Nicchio. C’est une erreur. Gravissime. La photo du finish donne l’Oie. L’un de ses supporters déboule sur la piste comme un malade, en vociférant devant ses adversaires hébétés son plus beau chapelet de » va fanculo ! »
Pour les gagnants, la nuit la plus belle de l’année ne se défera qu’à l’aube. La cour du Nicchio, où l’on a replié les tréteaux de la veille, s’enfonce dans les ténèbres. Un homme seul est assis sur un banc, le visage mangé par l’ombre. Absent du monde, perdu au fond de sa mélancolie, il dit juste : » Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est, de perdre le palio. » l
(1) Alessandro Falassi est l’auteur, avec Alan Dundes, de La Terra in piazza. An Interpretation of the Palio of Siena, University of California Press.
Delphine Saubaber. Reportage photo : Thierry Dudoit/L’Express; D. S.
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