Si Kirkouk explose…

Dans le nord du pays, cette ville millénaire, riche en pétrole, est revendiquée par la région autonome du Kurdistan. Multiethnique, elle résume à la fois les tensions et les – fragiles – espoirs d’un Etat qui reste à reconstruire.

De notre envoyé spécial

Sarkot a 22 ans, le teint mat, le cheveu ras, la barbe drue et les nerfs à vif. Lui, sa femme, Samia, et leurs deux fils vivotent dans une bicoque de parpaings, de torchis et de rondins, bricolée aux abords du stade de Shorja, refuge de 600 familles kurdes chassées de Kirkouk sous Saddam Hussein.  » A mon retour, fin 2003, notre maison avait disparu, soupire cet ancien peshmerga (combattant). Depuis, rien, sinon des promesses et deux couvertures, don d’une ONG étrangère. J’attends.  » Pour nourrir les siens, Sarkot empile sur une charrette à bras des tapis d’occasion qu’il vend au porte-à-porte. Sous les gradins, entre un four à pain de fortune et des flaques fétides, d’autres squatters dés£uvrés accourent. Très vite, le ton monte et les griefs pleuvent.  » Voyez mes gosses, éructe un quadra moustachu. Ils croupissent dans une misère sans fond au-dessus d’une mer de pétrole !  » Allusion aux réserves d’or noir que recèlent Kirkouk et ses environs, îlot du Nord irakien revendiqué par la région autonome du Kurdistan. Dire qu’à deux pas d’ici les 400 logements neufs et inoccupés du quartier de Panja Ali, pourvu d’une mosquée, d’une école et d’un château d’eau, narguent les naufragés de Shorja…  » Ras-le-bol des menteurs et des voleurs ! tonne l’un d’eux. S’il le faut, on descendra dans la rue avec des flingues.  » A qui la faute ? Tout le monde y passe : les partis kurdes, coupables de  » trahison « , les Etats-Unis,  » qui nous ont débarrassés de Saddam puis abandonnés « , les autorités locales et Bagdad, 255 kilomètres plus au sud, où siège un embryon de régime fédéral. Seul épargné, parfois, le président irakien, Jalal Talabani, kurde de souche.  » Sans lui, tranche Sarkot, les Arabes nous tueraient. « 

 » Mosaïque  » ou  » bombe à retardement  » ?

De Kirkouk, les grossistes en clichés ont tout dit. Car cette cité antique de plus de 1 million d’âmes, peuplée de Kurdes, d’Arabes, de Turkmènes et de chrétiens, passe au mieux pour une  » mosaïque « , au pis pour une  » poudrière « , un  » chaudron  » ou une  » bombe à retardement « .  » Pour elle, jurait le légendaire Mustafa Barzani, je verserais jusqu’à la dernière goutte de mon sang.  » De fait, tous les conflits armés entre rudes montagnards du Nord et pouvoir central ont eu pour enjeu la citadelle millénaire où reposent, selon la légende, les prophètes Daniel et Ezra. Une certitude : la capitale de la province de Tamim ressemble à s’y méprendre à un Irak en modèle réduit ; à la vitrine des cancers qui le rongent, comme de ses atouts et de ses espoirs. Mais nul ne sait si c’est un sage ou un Docteur Folamour oriental qui détiendra demain les clefs du laboratoire.  » Si l’on réussit ici, parie un ingénieur, la paix peut revenir partout. En cas d’échec, le pays est foutu. « 

Faut-il, pour solder le litige, s’en remettre à l’Histoire ? Non, bien sûr : chaque communauté raconte la sienne en lâchant un feu nourri de chiffres et de dates. Les Turkmènes invoquent l’âge d’or de l’Empire ottoman et dégainent le recensement de 1957 ; les Arabes se prévalent des statistiques de 1977 et de 1997. Quant aux Kurdes, libérateurs de la ville en 2003, au côté des forces spéciales américaines, ils arguent de leur soif de justice en brandissant des liasses d’archives.  » Tout le monde sait que Kirkouk est kurde, assène un élu. Des milliers de documents turcs, britanniques, français et russes l’attestent.  » Sauf à jouer les faussaires, nul ne peut contester cette évidence : des décennies durant, le régime baasiste a mené une campagne d’arabisation forcenée, expulsant des dizaines, voire des centaines de milliers de Kurdes, souvent parqués dans des  » villages collectifs « , et aussitôt remplacés par des cohortes de chiites du Sud, souvent gratifiés d’une maison et d’un emploi dans l’industrie pétrolière. Cette guérilla démographique a laissé des traces. Pour preuve, le ballet incessant des plaideurs aux abords du gouvernorat. Les Arabes  » importés  » prêts à quitter Kirkouk, parfois sous la menace, y croisent les Kurdes exilés avides d’exercer leur droit au retour. Aux uns, on promet une indemnité de 20 millions de dinars, soit environ 12 000 euros ; aux autres, un pécule deux fois moindre.

Sous un soleil aveuglant, à deux pas des guérites de tôle brûlantes des écrivains publics, Ahmad le sunnite scrute les listes affichées sur les panneaux de béton armé qui enserrent le bâtiment dans un corset anti-attentats.  » Mon dossier, confie ce chômeur venu de Mossoul, père de 10 enfants, je l’ai déposé il y a un an. Me voilà à la septième des neuf étapes du processus. On me promet mon chèque pour octobre. « 

Kirkouk, disent les Kurdes, est notre Jérusalem

Son voisin chiite n’en est pas là. Lui réclame le renouvellement de la carte de rationnement requise pour l’achat de vivres à prix réduit. Peine perdue :  » Ils me disent que je vais partir et que j’en aurai une autre dans le Sud.  »  » La bonne nouvelle, souligne le Suédois Staffan de Mistura, représentant spécial de l’ONU en Irak, c’est que le système de compensation existe ; la mauvaise, c’est qu’il tourne au ralenti.  » Au mieux, on a traité à ce jour 10 % des dossiers. Seules 6 000 familles arabes ont décampé ; tandis que 5 000 foyers kurdes retrouvaient la terre natale, quitte à bâtir à la hâte un logis sur une parcelle inconstructible.

Taher Karim, lui, a renoncé à finir ses jours à Neiba Sara, village évacué manu militari puis rasé en 1986 par la Garde républicaine et ses supplétifs locaux, au temps de l’Anfal, terrible tentative d’anéantissement des Kurdes d’Irak.  » Trop vieux, trop fatigué, murmure cet ancien berger coiffé d’un keffieh et vêtu d’un pantalon bouffant, hébergé depuis lors dans la « réserve » urbaine de Beni Slawa, à l’est d’Erbil. Je suis retourné deux fois là-bas, et l’un de mes fils a tenté en vain de s’y établir. Impossible : ni eau, ni électricité, ni école, ni commerces. Dommage. J’aurais tant voulu mourir là où je suis né. « 

A défaut de retour aux sources, et pourvu qu’Allah lui prête vie assez longtemps, le pieux Taher aimerait au moins prendre part au référendum sur le devenir de Kirkouk et autres  » territoires disputés « . Et voter des deux mains pour leur rattachement à une entité kurde quasi souveraine. Selon l’article 140 de la Constitution irakienne, adoptée en octobre 2005, la consultation aurait dû avoir lieu avant le 31 décembre 2007. Date limite différée de six mois sur les instances de l’émissaire onusien, dûment mandaté par le Conseil de sécurité. A l’évidence, l’échéance du 30 juin 2008 ne sera pas davantage honorée.

Et cela vaut mieux : l’établissement des listes électorales, exercice ô combien délicat, n’est pas même amorcé ; pis, une telle empoignade tracerait à coup sûr le chemin le plus court vers l’affrontement communautaire.  » Nous avons stoppé à temps le compte à rebours du colis piégé, mais le dossier reste explosif, admet Staffan de Mistura. Pour autant, le climat a changé, dans le sens du dialogue politique. Mieux vaut un référendum ultérieur, appelé à valider un accord négocié, qu’un vote conflictuel, rançon de la logique du fait accompli.  » Arabes et Turkmènes récusent la voie des urnes. Et seuls les Kurdes, sûrs de leur primauté, tiennent – officiellement du moins – au verdict référendaire. Kirkouk, se plaisent-ils à répéter, est notre Jérusalem. Voilà qui promet : si le statut futur de la ville suscite autant de déchirements que celui de la cité trois fois sainte… Pour l’heure, de Mistura le démineur planche sur une  » formule créative  » aux contours mystérieux, qui sera soumise aux protagonistes  » dans les prochaines semaines  » ; tout comme il s’évertue à  » restaurer la confiance « .

 » Une ville symbole de l’oppression de l’ère Saddam « 

Déjà, les élus turkmènes et arabes, minoritaires, envisagent de siéger de nouveau au sein d’un conseil municipal boycotté depuis des mois. » Le drame, avance un enseignant, c’est que notre destin se joue moins ici qu’à Bagdad, Erbil ou Ankara.  » Pas faux. Le retour au sein du giron kurde de Kirkouk et de son pactole pétrolier pourrait doper l’appétit des nationalistes kurdes dispersés, au gré d’une épopée cruelle, dans les pays frontaliers. Un vrai cauchemar pour la Turquie, par ailleurs protectrice des cousins turkmènes, pour l’Iran, attentif au sort des chiites, et pour la Syrie, trio enclin à l’ingérence.  » Pas si simple, nuance un émissaire des Nations unies. Les Turcs et le gouvernement d’Erbil discutent. Tous les acteurs doivent bien l’admettre : l’ONU ou les Américains resteront dans les parages un moment, mais leurs voisins sont là pour toujours.  » Le leadership de la région autonome a compris autre chose : la nécessité de désamorcer le piège des hydrocarbures.  » Pour nous, soutient Kiwan Siwaily, expert pétrolier formé en Allemagne, Kirkouk est avant tout le symbole de l’oppression de l’ère Saddam. Le brut et le gaz ? Ils doivent servir l’essor de l’Irak tout entier. A ce stade, nous nous contenterons comme prévu de 17 % des recettes. Pas question d’attendre le bon vouloir de Bagdad pour exploiter un potentiel que le régime baasiste nous interdisait de faire fructifier. Déjà, nous avons perdu un siècle. Ça suffit.  » Voilà pourquoi, tandis que s’enlise à Bagdad le débat sur la loi pétrolière fédérale, Erbil signe maints contrats avec les  » majors  » occidentales et leurs filiales. Faut-il voir dans l’or noir tant convoité un don du ciel ou une malédiction ?  » Parfois, je me le demande, confesse le cheikh Ismaïl al-Hadidi, chef d’une tribu sunnite à l’humeur aussi sombre que les panaches de fumée que crachent les torchères. Sans ce trésor, on n’en serait sans doute pas là. « 

La cité de Daniel et d’Ezra ne vaut pas une guerre

En cette matinée de juin, une tension palpable étreint Kirkouk. Lancées à tombeau ouvert, deux ambulances se fraient un chemin jusqu’à l’hôpital à grands coups de rafales tirées en l’air : une charge téléguidée vient de faucher deux passants, grièvement blessés, et six policiers, plus légèrement touchés.

Une heure plus tard, un autre engin de mort explosera au passage d’une patrouille. Pas de quoi altérer pour autant l’optimisme du général Torhan Yusuf, chef adjoint de la police provinciale.  » Sur le front de la sécurité, martèle ce Turkmène, il y a un mieux très net. Je peux maintenant compter sur la collaboration des Kirkouki : ils en ont plus que marre des terroristes.  » Et d’étaler sur son bureau les photos du meneur local d’Al-Qaeda, agenouillé et menotté. De fait, on est loin des carnages au camion piégé des années 2006 et 2007. Plus erratique, la menace persiste. Le 15 juin, deux soldats et un civil irakien ont ainsi péri sur la route de Bagdad. Douze jours plus tôt, un commando avait assassiné deux dignitaires de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), le parti de Jalal Talabani, à Tuz, ville cosmopolite située 75 kilomètres plus au sud. Crapuleux ou politiques, les enlèvements et le racket ne sont pas rares. Ici, on kidnappe le fils d’un riche négociant arabe ; là, l’employé d’un homme d’affaires chrétien, libéré contre rançon. Le général Yusuf a un autre souci : le respect du ratio légal dans ses rangs : 32 % de Kurdes, autant d’Arabes et de Turkmènes. Le reliquat ? Des Chaldéens et des Assyriens.  » Pas facile, concède-t-il. Moi, je déteste ces quotas. En ving-sept ans, j’ai servi partout, de Zakho [Kurdistan] à Bassora, fief chiite du Sud. Nous sommes tous irakiens, avec les mêmes droits. « 

Au rayon des devoirs, il en est un sacré aux yeux de tout patriote kurde : proclamer urbi et orbi la  » kurdité  » de Kirkouk. Reste que, si Paris valait bien une messe, la cité de Daniel et d’Ezra ne vaut pas une guerre.  » A quoi bon imposer par la force un rattachement formel, au risque de mettre en péril tous les acquis d’une indépendance de facto ? glisse un ingénieur. D’autant que je crains aussi dans ce cas une bagarre ouverte pour le contrôle de la ville et le réveil des vieilles rivalités entre l’UPK et le PDK.  » Référence au Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, président de la région autonome.

 » Le vieil Irak est mort « , tonne un universitaire fraîchement rentré d’Europe. Soit. Mais, vu de Kirkouk, son cadavre bouge encore. l

l vincent hugeux/Reportage photo : Abdullah Ibrahim pour le vif/L’express

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