Scènes de la vie de bohème

Marianne Payot Journaliste

Yvette Thomas, orpheline recueillie sous l’Occupation par un couple d’éditeurs d’art, révèle Picasso, Eluard, Char et bien d’autres sous un jour dérangeant.

Yvette Szczupak-Thomas s’est éteinte, en 2003, à Jérusalem. Titulaire du certificat de conversion n° 6 de l’Etat d’Israël, elle s’était enracinée sur cette terre tant aimée depuis 1950. Un exil délibéré, opéré à 21 ans, en rupture totale avec ce que la jeune Bourguignonne Yvette Thomas avait pu vivre jusque-là. C’est sa jeunesse extravagante que la belle Yvette s’est décidée à raconter, à partir de 1980, dans un style aussi baroque que l’avaient été ses années d’apprentissage.

Au départ, Yvette, orpheline, pupille de l’Assistance publique, mène une vie presque banale – avec son lot de bonnes et de mauvaises familles d’accueil. Chez Maman Blanche et Papa Edgar, paysans de l’Yonne, tout va bien. Trop bien, certainement, aux yeux de l’Assistance, qui l’envoie, à l’âge de 10 ans, chez Germaine, garder les vaches sous les coups de trique. Après un séjour à l’hôpital, la voici, près de Vézelay, chez Maman Phrasie, brave et dévouée fermière.

 » Votre petite reine, c’est un joyau brut.  » Il aura suffi de ces quelques mots, émis, en mai 1942, par deux Parisiens  » de la haute « , impressionnés par le coup de crayon de la blonde Yvette et sans doute par sa beauté, pour que  » la bourrasque  » détourne le destin de la jeune pupille. Les mondains en question sont Christian, dit Taky, et Yvonne Zervos, éditeurs des Cahiers d’art, mécènes et compagnons de tout ce que Paris compte alors d’artistes et de poètes. En un rien de temps, l’affaire est bouclée : la petite Yvette, 13 ans, est adoptée et accueillie rue du Bac avec sa valise en osier. Le spectacle commence : l’étrange Georges Bataille, le grand Fernand Léger, le riant Calder, l’inquiétant Balthus, Giacometti  » le vagabond des nuits blanches « , le charmant Miroà le salon des Zervos ne désemplit pas.

Picasso :  » le roi, le seigneur, le prophète « 

Une fascinante brochette que l’adolescente aborde avec toute la fraîcheur des néophytes, décernant les satisfecit et les cartons rouges. Parmi les habitués des banquets intellectuels de Saint-Germain-des-Prés, Pablo Picasso,  » le roi, le seigneur, le prophète « , occupe une place à part dans le c£ur de l’orpheline. Véritable père nourricier, il se révèle généreux – il assurera son éducation artistique – et respectueux – contrairement à certains beaux esprits, qui n’hésitent pas à tenter leur chance auprès de la mineure. Dans le registre des gestes déplacés, c’est Taky, le  » père adoptif « , qui tient incontestablement la corde. Yvette a à peine 14 ans quand il lui demande de lui  » faire plaisir « , de l’aider à  » moucher son tuyau à pipi « . Plus tard, il ne se contentera plus de ces attouchementsà

En fait, les m£urs sont plus que débridées chez les Zervos et leurs amis, faune excentrique et brillante, certes, mais aussi dépravée et glauque. Beuveries, masturbations, coucheries vont bon train. René Char,  » le poète combattant fourbu « , dont Yvette s’est méfiée dès leur première rencontre, n’est pas en reste, qui forme un couple avec son hôtesse, Yvonne. Même l’adorable Nusch Eluard, logée un temps avec Paul sous le toit des Zervos, aimait, semble-t-il, s’encanailler avec quelques GI hilares. Au-delà de ces découvertes sulfureuses, le témoignage d’Yvette vaut pour ses savoureuses scènes d’anthologie : la bagarre homérique, très commedia dell’arte, entre les Zervos et les Eluard ; la signature par Picasso de faux Picasso ; le tournage d’un court-métrage poético-artistique de Char dans le Luberonà

Autant de pépites pour le lecteur esthète, qui découvre ici bien des faces cachées du beau monde. Yvette, elle, minée par sa  » laideur intérieure « , préférera fuir en Israël.

Un diamant brut. Vézelay-Paris 1938-1950, par Yvette Szczupak-Thomas. Métailié, 444 p.

Marianne Payot

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