Révolutions douces
De la Serbie à l’Ukraine, en passant par la Géorgie, les démocrates ont fait chuter sans violence les régimes autoritaires. Une stratégie efficace qui a ses théoriciens, ses réseaux… et des émules
Le local ne paie pas de mine : deux pièces étroites d’un appartement un peu défraîchi de Belgrade. Les bureaux d’Otpor, l’ancien mouvement étudiant de Serbie qui a joué un rôle clef dans la révolution du 5 octobre 2000 et la chute de Milosevic, ne semblent pas à la mesure de la réputation révolutionnaire qu’on leur prête.
Pourtant, les membres d’Otpor ne tarissent pas d’anecdotes sur la formation qu’ils ont dispensée aux opposants d’Edouard Chevardnadze, alors président de la Géorgie, ou aux Ukrainiens qui se sont battus pacifiquement pour que l’opposition emporte finalement, le 26 décembre, la présidence de la République. » Nous sommes allés 26 fois en Ukraine, entre le printemps 2003 et le printemps 2004, pour aider Pora, puis, à l’été 2004, pour créer Znayu ! « , explique Aleksandar Maric, membre du Centre Otpor pour la résistance non violente.
Pora ( » C’est l’heure « ) et Znayu ! ( » Je sais ! « ) sont les deux organisations non gouvernementales sur lesquelles s’est appuyée la coalition de Viktor Youchenko pour remporter l’élection. Pora a mené une campagne d’action dite » négative » û en clair, critique û stigmatisant les travers du pouvoir du président sortant Leonid Koutchma û corruption, clientélisme, chômage, pauvreté. Znayu !, de son côté, avait opté pour une campagne » positive » dans le dessein d’apprendre aux Ukrainiens comment voter, comment s’inscrire pour la première fois sur les listes, sur quels critères choisir son candidat, comment éviter que son vote soit manipulé…
Ces deux campagnes avaient le même objectif : transformer l’élection en une sorte de référendum, pour ou contre le pouvoir en place. Pora n’a jamais appelé à voter pour qui que ce soit, tandis que la campagne de Znayu ! en faveur de la participation au scrutin, censée s’adresser à tous les électeurs, apportait surtout des voix à l’opposition. » Dans un régime autoritaire, les partisans du pouvoir votent quoi qu’il arrive ; chaque nouvel électeur convaincu de voter par la campagne ôpositive » a donc toutes les chances de donner sa voix à l’opposition « , explique-t-on à Otpor.
De jolies jeunes filles tout sourire
L’activité d’Otpor en Ukraine a été financée par Freedom House, une organisation non gouvernementale américaine déjà très présente en Serbie en 2000. A Freedom House, on reste discret sur le contenu exact des relations avec Otpor. » Freedom House n’est pas là pour changer les régimes politiques. C’est aux citoyens de le faire. Nous fournissons les ressources pour que les électeurs comprennent que leur vote compte et puissent dépasser leur peur du pouvoir en place « , expliquait l’un des dirigeants de cette association au lendemain du premier tour de l’élection.
Une politique à long terme, puisque Freedom House, Otpor, mais aussi d’autres activistes, comme Mukhuseli Jack, l’un des leaders de la lutte antiapartheid en Afrique du Sud, ont déjà organisé à plusieurs reprises des séminaires de » formation de formateurs « , pour échanger leurs expériences. Lors de l’une de ces manifestations, le 9 mars 2004, à Washington, on notait par exemple la présence de théoriciens de la lutte non violente tels que l’universitaire américain Gene Sharp ou Jack DuVall, producteur d’un documentaire intitulé Comment renverser un dictateur. Le film de DuVall a été utilisé en Géorgie. Il a aussi été diffusé dans certains cercles à Cuba et en Iran. Pour Gene Sharp, pacifiste convaincu, » la lutte non violente est destinée non à résoudre les conflits, mais à les gagner. Elle est très proche de la rhétorique militaire « .
Si les armes utilisées ne font pas couler le sang, elles n’en sont pas moins efficaces. La technique de la révolution non violente repose d’abord sur une analyse des méthodes de fonctionnement d’une autocratie moderne. » La dictature de grand-papa, où un tyran règne sans partage sur un pays asservi, n’existe presque plus, explique Slobodan, la trentaine, ancien d’Otpor. A la place, nous avons aujourd’hui des fausses démocraties où des élections sont organisées. Une opposition y vivote, mais c’est finalement toujours la même personnalité qui se retrouve au sommet de l’Etat, sous un titre ou un autre. » Pour affaiblir ce type de pouvoir, il faut saper les principaux » piliers » sur lesquels il repose : police, armée, médias et justice aux ordresà Tous les moyens non violents sont bons, y compris la dérision ou la séduction. Lors du siège du palais présidentiel, à Kiev, les jolies jeunes filles qui, tout sourire, plantaient des fleurs devant le cordon de policiers escomptaient bien semer le doute et le trouble dans l’esprit de ces derniers. Au même moment, la pression de la foule obligeait les juges de la Cour suprême à réfléchir et à mieux peser leur décision. Dans la rue, les caricatures de Koutchma mettaient les rieurs dans le camp du changement, alors qu’en coulisses les contacts d’Oleg Ribatchouk, chef de cabinet de Viktor Youchenko, faisaient basculer les officiers des forces de sécurité dans le camp orangeà
A la tête de cette machine à casser en douceur la dictature, le rôle de capitaine est assuré par le chef de l’opposition. A Belgrade, le 5 octobre 2000, Zoran Djindjic, futur Premier ministre, avait planifié l’assaut non violent du Parlement et de la télévision. A Tbilissi, Mikheïl Saakachvili, aujourd’hui président de la Géorgie, avait en personne forcé les portes du Parlement pour mettre Edouard Chevardnadze en fuite. Ce 22 décembre 2003, Saakachvili était armé d’une rose. A Kiev, le député pro-Youchenko Taras Stestkyv avait préparé dès novembre le plan d’attaque non violente du palais présidentiel : » Les filles devaient embrasser les policiers, au moment où les hommes auraient franchi les barrières de sécurité à l’aide d’échelles. Le plan a été rejeté par Youchenko à la dernière minute, alors que l’on avait déjà commencé à cisailler les grilles. »
Si le futur président ukrainien a choisi de rester légaliste jusqu’au bout, c’est sans doute à cause du risque de division du pays. Mais il s’était lui-même préparé, à travers une série de contacts, à divers scénarios. Il s’était notamment entretenu, dès le début de 2004, avec le président Saakachvili. Des opposants ukrainiens avaient ensuite rendu visite au tout nouveau pouvoir géorgien, en février 2004. De la même manière, en 2003, alors qu’il était dans l’opposition, le parti de Saakachvili avait rencontré discrètement à Belgrade des politiciens serbes pour se faire expliquer les dessous du renversement de Milosevic.
Quel sera le prochain pouvoir autoritaire mis à bas par les réseaux révolutionnaires non violents ? Depuis la révolution des Roses, en Géorgie, les dictateurs de l’Europe orientale tentent de se protéger. En Biélorussie, Loukachenko détient une liste noire d’activistes d’Otpor interdits de séjour chez lui. A la fin du mois de décembre, des observateurs biélorusses qui se rendaient en Ukraine ont été brièvement arrêtés avant leur départ pour Kiev. Lors des élections ouzbekes de décembre 2004, le président Islam Karimov û dont tous les opposants croupissent en prison û dénonçait les » coups d’Etat » démocratiques organisés selon lui par l’Occident.
Pendant que les dictateurs s’arment, Otpor continue ses activités. Des militants de l’association devaient rencontrer pour la première fois, à la mi- janvier, des représentants de l’opposition moldave. Par ailleurs, des activistes sont arrivés en Ukraine d’un peu partout dans le monde û de Biélorussie, du Kazakhstan, d’Arménie, d’Iran û pour y observer la » révolution orange « . Les cassettes vidéo du documentaire de Jack DuVall sont largement traduites et diffusées, tout comme le sera un cédérom en cours de préparation. Le livre de Gene Sharp est disponible en une trentaine de langues sur Internet. Les séminaires de formation font le plein et bien des opposants arborent les rubans orange, roses ou bleus des révolutions douces qui ont jusqu’ici réussi. En attendant d’entreprendre la leur. l
Laurent Rouy
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