résultats consternants !
Depuis 2006, les mandataires publics bruxellois sont soumis à de strictes règles de transparence sur leurs mandats et leurs rémunérations. A l’heure où le parlement bruxellois crée de nouveaux textes sur la bonne gouvernance, nous avons voulu savoir, avec cinq autres médias et Transparencia, si les règles de 2006 avaient été respectées. Le résultat est navrant.
Le tableau avait quelque chose de christique, style Léonard de Vinci : entouré de dix chefs de groupe politique, le président du parlement bruxellois, Charles Picqué (PS), célébrait la nouvelle bible de la bonne gouvernance, le 28 novembre dernier, au siège de l’hémicycle régional. Face à la presse, chacun des représentants installés à la longue table y allait de son prêche, en français ou en néerlandais, se félicitant du chemin parcouru pour aboutir à quatre projets de textes qui feront désormais office d’évangiles pour la transparence à Bruxelles.
La messe est dite, même si, pour y parvenir, ce fut aussi un chemin… de croix, apprend-on en coulisse, tant les résistances se sont parfois révélées fortes. Quoi qu’il en soit, la Région de Bruxelles s’est enfin dotée d’une gouvernance digne de ce nom, ont chanté en choeur les chefs de groupe (dont certains sont bourgmestres), avec une certaine exaltation. A les entendre, une révolution serait en marche. Etonnant car, à vrai dire, on pensait que cette révolution avait déjà eu lieu en… 2006. Il y a plus de dix ans, un texte sur la transparence, toujours en vigueur aujourd’hui, a été adopté, au même parlement. On l’avait présenté, à l’époque déjà, comme le moteur du changement des moeurs politiques.
Ne soyons pas naïfs, la nécessaire transparence des mandats et rémunérations des représentants politiques tourmente nos élus au gré des scandales. Il n’y a pas de miracle. Ce n’est qu’au pied du mur que l’homo politicus envisage de se convertir. Ainsi, la récente eucharistie bruxelloise avait lieu moins d’un an après les révélations du Vif/L’Express sur les réunions bidon rémunérées chez Publifin et six mois après celles sur le même genre de magouilles au Samusocial de Bruxelles. Et il y a là comme un air de déjà-vu.
En effet, c’est après la déflagration de La Carolo, en 2005, qu’on a observé la première volonté de rédemption, en Région wallonne mais aussi en Région bruxelloise, même si celle-ci était, alors, épargnée par les » affaires « . La majorité y était presque la même qu’en Wallonie : une coalition PS et CDH, avec Ecolo et les partis flamands en plus. Sans attendre un scandale propre, le gouvernement Picqué III – déjà lui – avait décidé de légiférer en matière de gouvernance.
Il en était sorti un texte majeur : l’ordonnance du 12 janvier 2006 sur » la transparence des rémunérations et avantages des mandataires publics bruxellois « . Cette première bible régionale de la gouvernance constituait une avancée remarquable car, avec la transparence, elle consacrait le fameux plafond de 150 % pour la rémunération des mandataires, soit une fois et demie la rémunération brute d’un député fédéral. Cela visait et vise toujours » les bourgmestres, échevins et conseillers communaux, les membres des conseils et collèges de police, tout membre d’un organe de gestion d’un organisme public « .
Mercato des mandats dérivés
Le législateur de 2006 avait bien cerné le problème, puisque, outre les mandats d’élus, la transparence concernait également les mandats dérivés. Cette notion de » mandat dérivé » est cruciale car elle recouvre tous ces mandats qu’on se partage sur le côté dans le microcosme politique. Soit, selon l’ordonnance, les » fonctions exercées par un mandataire public au sein d’une personne juridique de droit public ou de droit privé ou d’une association de fait « , pour autant que ce mandat » lui a été confié en raison de son mandat originaire par l’autorité où il exerce celui-ci ou de toute autre manière « .
Cela inclut, par exemple, les mandats que le conseil communal désigne au sein d’intercommunales ou d’asbl communales (piscines, associations sportives, culturelles…). Ces mandats dérivés, qui peuvent parfois rapporter gros, font l’objet d’un véritable mercato en début de chaque législature. Au cours de notre enquête, nous avons compté qu’à Bruxelles-Ville se partagent ainsi pas moins de 926 mandats dérivés. Même si une bonne partie de ceux-ci ne sont pas rémunérés, cela représente tout de même beaucoup de jetons de présence. Et la Ville a annoncé avoir déjà fait le tri en juillet…
Autre point important : l’ordonnance de 2006 a prévu que c’est auprès des secrétaires communaux qu’il faut déclarer ses mandats (y compris dérivés), ainsi que les rémunérations, avantages de toute nature et frais de représentation. Les secrétaires communaux doivent dresser un rapport annuel reprenant ces données, qu’ils transmettent à l’autorité de tutelle, soit la Région, censée contrôler que personne ne dépasse le plafond de 150 %. Il y a de lourdes sanctions à la clé, prévues dans l’ordonnance : jusqu’à une peine de trois ans de prison ainsi que l’inéligibilité aux prochaines élections communales.
Dans le contexte politique de l’époque, cette ordonnance était exemplaire car, comme on vient de le voir, elle donne une définition fort large des mandats et rémunérations à inclure dans l’exercice de transparence et dans le calcul du plafond. Ce texte a-t-il engendré le changement de moeurs promis ? De la théorie législative à la pratique politique, il y a un pas qui semble très difficile à franchir… D’abord, l’ordonnance de 2006 n’a pas fait l’objet d’arrêtés d’exécution. Surtout, la Région n’a effectué aucun contrôle sur le respect du plafond. Plusieurs médias l’ont déjà évoqué.
Une cellule transparence a pourtant été mise en place, après 2006, par l’actuel ministre-président Rudi Vervoort (PS) pour remplir cette mission, mais il s’agit d’une cellule plutôt fantôme, logée au sein de l’administration bruxelloise, impossible à contacter. Et pour cause : n’y travaille qu’une fonctionnaire à mi-temps qui se contente d’archiver les listes de mandats et rémunérations transmises par les secrétaires communaux, quand ceux-ci le font, sans investiguer ni vérifier quoi que ce soit. Or, l’ordonnance de 2006 prévoyait, en son article 8, que la tutelle publie un rapport annuel sur l’application de l’ordonnance elle-même. Cela n’a jamais été fait.
6 médias à l’assaut des 19 communes
Mais, si la Région n’a pas fait le job, les secrétaires communaux l’ont-ils fait, eux, depuis 2006 ? Les collèges communaux bruxellois ont-ils publié, comme l’impose l’ordonnance, un rapport annuel avec le » relevé détaillé des rémunérations et des avantages de toute nature ainsi que les frais de représentation octroyés à leurs mandataires publics « , ainsi qu’une liste des voyages auxquels ceux-ci ont participé dans l’exercice de leur fonction ? Et ont-ils rendu ces rapports annuels publics ?
C’est ce que Le Vif/L’Express a cherché à savoir, en collaboration avec la RTBF, la VRT, La Capitale, Het Nieuwsblad etBruzz, et ce à l’initiative du site transparencia.be (lire l’encadré ci-contre). Six médias, francophones et flamands, écrits et audiovisuels, réunis pour enquêter sur ces petits papiers bruxellois, que nous avons baptisés, de manière un peu ironique, » Brussels Papers « . L’idée était de voir si l’ordonnance sur la transparence avait réussi à modifier les comportements ou bien si, dans la pratique, les mandataires politiques avaient fait fi de leurs promesses.
Pratiquement, nous nous sommes partagés les 19 communes auxquelles nous avons demandé, via le site de Transparencia, de nous fournir les rapports annuels de transparence, que celles-ci devaient normalement avoir publiés depuis 2006, avec la liste des mandats et rémunérations de leurs mandataires publics. Une première demande a été adressée fin juin – début juillet 2017. Une deuxième, vers la fin septembre – début octobre. Enfin, pour les communes récalcitrantes, c’est-à-dire presque toutes, un avis a été demandé à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) de Bruxelles, début novembre.
Pour le classement sous forme de baromètres en couleurs (voir notre infographie page 33), les critères pris en compte vont de la non-réponse (en rouge foncé) à une réponse conforme à l’ordonnance (en vert foncé). Entre les deux, nous avons tenu compte du nombre de rapports annuels publiés en dix ans et du contenu de ces rapports : nous avons vérifié si les rémunérations, avantages de toute nature et frais de représentation des mandats y figuraient, dans le détail ou non, pour tous les mandats, surtout les mandats dérivés, et dans quelles asbl ou intercommunales, etc. Le respect de déclarations des mandats dérivés, de leurs rémunérations, avantages et frais, ainsi que le respect de leur déclaration dans le temps a constitué un critère important.
Silence, résistance, mesquinerie…
Notre travail s’est révélé fastidieux, tant nombre de communes se sont montrées peu coopératives, voire pas du tout. Il a fallu les relancer, appeler, expliquer, attendre. Certaines refusaient de répondre via transparencia.be, demandaient une adresse postale privée (Schaerbeek, Evere, Jette…), voire une lettre de demande signée, alors que les requêtes par e-mail sont considérées comme valides par la jurisprudence en matière de publicité de l’administration. D’autres n’ont carrément pas donné suite à notre demande (Ganshoren, Berchem-Sainte-Agathe), bien qu’une page de leur site Web contienne aujourd’hui des rapports transparence (Berchem-Sainte-Agathe). D’autres encore nous ont d’abord renvoyé vers la cellule transparence de la Région (Ixelles), alors qu’elles sont censées publier un rapport annuel.
Malgré les assurances qui nous ont d’abord été données au téléphone, Forest n’a finalement pas répondu à notre demande. La commune publie une page transparence très formelle et succincte sur son site, sans rien sur les mandats dérivés. Nous avons finalement trouvé l’explication de ce manque de coopération en tombant sur une réponse donnée, à un conseiller CDH, par le bourgmestre, Marc-Jean Ghyssels (PS), qui dit que » cela n’a pas de sens de publier les rémunérations sans explications » et que » cette information n’apporte rien mais qu’elle demande beaucoup de travail car il faut tenir le site à jour « . Les Forestois apprécieront.
Woluwe-Saint-Lambert, elle, a même fait preuve de mesquinerie : la première demande qui lui était adressée (en néerlandais par un journaliste néerlandophone de notre équipe) recelait une faute de frappe. Erreur vite corrigée par une deuxième demande quelques jours plus tard, mais la commune a statué sur la première et a refusé de répondre. Transparencia a finalement obtenu des informations fin septembre, via une autre demande introduite par un citoyen, qui a requis neuf mois d’échanges et un avis – positif – de la Commission de protection de la vie privée.
Bref, il a fallu être très patient. Au bout de nos efforts, la Cada bruxelloise a rendu des avis qui se révèlent favorables à nos requêtes. En gros, selon cette commission, les communes doivent communiquer les rapports annuels établis depuis 2006, y compris les pièces justificatives en sa possession en vue de rédiger ces rapports annuels. Mais elle n’a pas l’obligation d’établir un rapport qui n’existerait pas. Cela dit, l’ordonnance de 2006 oblige les communes à établir ces rapports…
Résultats sous la pression
Conclusion de notre enquête : le résultat global est décevant. Près de la moitié des communes sont en zone rouge-orange foncé, huit en orange clair, avec un score moyen donc, et seulement deux dans le vert. Aucune n’atteint le vert foncé. Une seule, Boistfort, atteint le vert clair. Une seule, Etterbeek, le vert moyen. C’est vraiment très peu par rapport aux promesses faites en 2006.
Sans être dupes, nous avons tenu compte du fait que c’est souvent sous la pression de notre demande que certaines communes ont commencé à jouer le jeu de la transparence. Comme par enchantement, certains rapports annuels ou cadastres de mandats dérivés ont éclos sur les sites Web communaux, peu après que nos premières requêtes aient été envoyées via le site de Transparencia, alors que les demandes précédentes postées par de simples citoyens plusieurs mois avant les nôtres sont restées lettre morte ou ont été honorées de manière bien moins satisfaisante.
Exemple édifiant : fin juin dernier, la page » transparence » de la commune de Schaerbeek, pourtant sollicitée depuis 2016 sur transparencia.be, était vide. Lorsqu’il a reçu notre requête, le secrétariat communal schaerbeekois nous a demandé une adresse mail privée pour pouvoir nous envoyer la décision du collège. Pour gagner du temps ? La réponse nous est parvenue le 27 juillet. Elle se résumait à nous renvoyer vers la page » transparence » de Schaerbeek.be. Surprise : six rapports annuels venaient d’y voir le jour ! D’autres documents ont été ajoutés en septembre.
Saint-Josse, qui n’avait jamais rien publié sur son site auparavant, y a inséré des listes de mandats dérivés avec rémunérations, le 15 septembre dernier, peu après notre demande. De son côté, Saint-Gilles a carrément ajouté un onglet » transparence » sur son site Web en octobre. Idem pour Ixelles ou Jette qui ont ajouté un cadastre en ligne des mandats dérivés en octobre. Et on peut encore multiplier les exemples.
Bref, sans vouloir stigmatiser l’une ou l’autre en particulier, on peut conclure que la grosse majorité des communes bruxelloises ont pris par-dessus la jambe l’ordonnance sur la transparence des mandats, en particulier en ce qui concerne les mandats dérivés. Depuis onze ans, elles se sont moquées de la loi et des électeurs, tout comme la Région d’ailleurs.
En juin dernier, dix députés bruxellois, dont plusieurs chefs de groupe, ont signé un engagement solennel, notamment pour faire respecter l’ordonnance de 2006 en déployant des mesures contraignantes s’il le faut. C’est dire si le problème est (re)connu… Finalement, les partis démocratiques du parlement bruxellois ont préféré, comme évoqué plus haut, préparer de nouveaux textes sur la transparence qui élargissent un peu plus le champ d’application de l’ordonnance de 2006.
Ces textes prévoient un meilleur contrôle (une cellule transparence au sein du parlement) et une publication sur Internet de tous les mandats et rémunérations (y compris les rémunérations privées par tranche de revenu). Des sanctions pourront être prononcées par une commission de déontologie : retenues de 10 à 100 % du traitement, inéligibilité. On ne parle plus de peine de prison, comme en 2006, car ce n’était pas applicable, selon certains. Mais Emmanuel De Bock (DéFI), qui fait preuve d’acharnement en matière de transparence, l’affirme : » Nos nouveaux textes vont bien plus loin que ce qui existe dans les autres Régions. »
Reste à espérer qu’ils seront mieux appliqués que celui de 2006, toujours en vigueur. Car, actuellement en Région bruxelloise, pour croire à un semblant de transparence, il faut avoir la foi…
Le poil à gratter Transparencia
Lancé en octobre 2016, le site transparencia.be permet aux internautes citoyens qui veulent accéder à un document administratif d’encoder leur demande via un formulaire en ligne. La demande est automatiquement dirigée vers l’administration concernée grâce à un logiciel mis au point par l’ONG britannique mySociety, à l’origine du site Web whatdotheyknow.com qui a déjà réuni, en neuf ans, plusieurs centaines de milliers de documents publics. Depuis sa création à l’initiative de anticor.be (plateforme anticorruption via un système de lanceurs d’alerte) et de cumuleo.be (baromètre de cumul des mandats), transparencia.be affiche un beau succès : 60 000 visiteurs en un an, ce qui en fait le premier site (hors Royaume-Uni) en termes d’audience, géré par WhatDoTheyKnow, alors qu’il est le dernier à avoir vu le jour. Transparencia est devenu un poil à gratter qui irrite nombre de mandataires publics, qui se plaignent de crouler sous les demandes et qui sont, en fait, peu habitués à cet exercice de transparence, obligatoire depuis 2006 à Bruxelles.
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