Caroline Lamarche © National

Ramener à la vie une armée

Le Vif

Une fois par mois, l’écrivaine belge sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.

La récurrence accable. Pourquoi tant de proches victimes du cancer? Faut-il en parler autrement que par statistiques ou par appels à dons utiles? La souffrance, elle, ne produit rien d’utile. On le dit aussi de la poésie. Alors, écrit Anne Boyer, dans Celles qui ne meurent pas (1) «si la souffrance ressemble à un poème, je veux que le mien soit cru, intègre et gothique». Ce livre n’est pas un poème, sauf si le poème est la forme qui contient toutes les formes. Il est gothique dans le sens d’une cathédrale qui offre des échappées, des fulgurances, un foisonnement architectural. Il l’est aussi dans le sens de l’esthétique «gothique» où l’effroi de la mort est convoqué par le costume, le maquillage, les accessoires – ici par les stigmates de la chimiothérapie plus encore que de la maladie. Mais il est classique par l’écriture, particulièrement puissante en anglais (The Undying, en version originale, prix Pulitzer 2020). Nourri d’une impressionnante culture médicale, politique, littéraire et philosophique. Intègre, digne des journaux intimes les plus brillants de l’histoire. Ecrit par une femme qui n’est pas morte alors que tout présageait le contraire, vu l’extrême agressivité de son cancer du sein et «du suicide cellulaire causé par les médicaments».

Ceci est un traité sur la douleur. Ce n’est pas un livre pour les bien portants.

Voici une symphonie contemporaine dont les pages implacables et subtiles dévoilent ce que l’on tait: l’extrême violence des maux physiques et psychiques liés au cancer et à son traitement, mais aussi à la folie de nos sociétés consuméristes. Non content de produire ce qui nous tue et d’enrichir les firmes pharmaceutiques, le capitalisme engendre une inégalité de soins selon la condition sociale, la situation familiale, le genre, la couleur de la peau. «Ceci est un traité sur la douleur» composé avec un grand courage. Car une fois l’épreuve révolue, qui souhaite la revisiter en détail? Anne Boyer a voulu refaire cette traversée pour toutes les femmes qui ont été, sont ou seront atteintes par le cancer du sein.

Qui n’a eu le sentiment, accompagnant un proche frappé par le mal dévastateur, de pénétrer aussi dans le cœur du cyclone?
Qui n’a eu le sentiment, accompagnant un proche frappé par le mal dévastateur, de pénétrer aussi dans le cœur du cyclone? © getty images

Ce n’est pas un livre pour les bien portants, dit-elle. Mais qui de nous, en vérité, est bien portant tout le temps, toute la vie? Et qui de nous, accompagnant jour après jour un proche frappé par le mal dévastateur, n’a eu le sentiment, parfois, de pénétrer aussi dans le cœur du cyclone? Si ce n’est le cas, Anne Boyer nous y invite par le déploiement de ses propres moyens de survie. Remplacer l’échelle de la douleur de 1 à 10 à laquelle on soumet les patients par autant de vers d’Emily Dickinson. Ne jamais renoncer à l’élégance vestimentaire, au point de dérouter les médecins qui ne retrouvent pas en vous l’image de la maladie. Imaginer un «système de soutien par échange somatique» grâce auquel une personne pourrait habiter temporairement le corps d’une autre en souffrance. Exprimer tant son épouvante que sa colère ou la douceur d’une main amie. Dire sa chance de n’être pas mort. Dire sa solidarité. «Si je pouvais ouvrir la terre par l’écriture je le ferais, et je ramènerais à la vie une armée de ces femmes mortes insurgées.»

(1) Celles qui ne meurent pas, par Anne Boyer, Grasset, 2022, 345 p.
(1) Celles qui ne meurent pas, par Anne Boyer, Grasset, 2022, 345 p. © National
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