Qui va créer la surprise ?

(1) et (3) Lire Elections, la rupture ; le comportement des Belges face aux élections de 1999, De Boeck, 2003.

(2) Lire Composition, décomposition et recomposition du paysage politique en Belgique, Pascal Delwit, Labor, 2003.

Ecolo sur la défensive

A quinze jours des élections fédérales, les Verts sont envahis par d’étranges sentiments.  » Nous avons la certitude d’avoir un boulevard devant nous, tant nos thèmes de campagne ôparlent » aux gens, résume un candidat. Pourtant, une seule question nous obsède : combien de pour cent va-t-on perdre ? » Grand vainqueur du scrutin atypique de 1999, Ecolo s’est trompé de romance. Il rêvait de  » débloquer la société « . Il a surtout découvert la rudesse du pouvoir et le constat implacable d’un rapport de force qui ne lui était pas favorable. Ce mouvement contestataire entré en politique dans les années 1980 s’était immédiatement divisé sur l’utilité de participer à la gestion de l’Etat. Il ne s’en est jamais remis.

Tout au long de cette législature, les partenaires et l’opposition chrétienne ont forcément stigmatisé les hésitations des écologistes, leur besoin irrépressible d’évaluer chaque compromis difficile à l’aune de leurs valeurs fondatrices, certes légitimes. Dans les cabinets ministériels, il a fallu sans cesse se mesurer aux autres partis, passer le cap d’une direction de parti elle-même indécise et hyper-méfiante à l’égard de ses propres ministres, puis survivre au courroux à retardement des militants. Un enfer.

Aujourd’hui, les mauvais sondages se succèdent et la plupart des politologues annoncent un recul jugé inévitable. Selon une étude du Piop (une équipe de chercheurs de l’UCL qui observe l’état de l’opinion publique), la crise de la dioxine et l’affaire Dutroux expliquaient 4 % de l’avancée écologiste de 1999, soit la moitié du chemin parcouru de 10 à 18,3 % de l’électorat francophone. Un bonus dilapidé à coup sûr ? Pour beaucoup d’écologistes, un score de 15 à 16 % en Wallonie – et un chouia de plus à Bruxelles – serait déjà encourageant. Certes, l’électorat élargi et rajeuni d’Ecolo est encore plus volatil que celui des concurrents. Il pourrait tourner les talons.  » Il n’empêche : la baisse d’Ecolo pourrait être moindre qu’annoncé, estime le politologue Benoît Rihoux (UCL). Notamment parce qu’il n’existe pas d’alternative à ce vote protestataire ou fondé sur des enjeux nouveaux, comme l’environnement.  » D’autant que beaucoup de sympathisants reconnaîtront peut-être des circonstances atténuantes à ces néophytes du pouvoir, dès lors crédités d’une seconde chance.

Au sud du pays, en tout cas, le maintien d’Ecolo à un niveau raisonnable conditionne la survie de l’arc-en-ciel. Ce serait un nouveau casse-tête pour les Verts. Comment assumer un peu mieux les contingences du pouvoir, ce qui nécessite une direction forte ? Faut-il vraiment poursuivre le mariage de raison avec les libéraux ou attendre l’opportunité d’un gouvernement de centre-gauche, avec la famille chrétienne remise en selle ?

L’épreuve de force du PS

Né sous une bonne étoile, le charismatique Elio Di Rupo rêve de vaincre le signe indien. Jamais au cours de sa longue histoire, en effet, le Parti socialiste n’a augmenté ses scores électoraux à l’issue d’une participation gouvernementale (2). Au pouvoir, le PS perd toujours des plumes ! Bien sûr, cela n’a guère empêché ce parti dominant de se maintenir. Il est ainsi aux commandes de l’Etat depuis près de quatorze ans. Malgré l’austérité, malgré l’assassinat d’un ancien président, malgré les affaires Agusta et Dassault. Pour l’heure, l’optimisme n’a jamais été aussi grand, au point d’être presque béat. Interrogez les têtes de liste socialistes, c’est une rengaine :  » Non, non, nous ne sommes pas assurés de rempiler.  » La vérité est tout autre. Le PS joue sur du velours et il le sait. Sous la présidence de Di Rupo, qui s’est érigé lui-même en homme providentiel, le parti a huilé les rouages, gommé les dernières aspérités et mené rondement une opération de modernisation qui, au moins, fait illusion. Conquérante et disposant des ministères les plus en vue, la famille libérale l’avait poussé dans les cordes au début de la législature. Petit à petit, Elio Di Rupo et la machine socialiste ont toutefois inversé la tendance, imposant quelques défaites cuisantes au rival écologiste, avant de signer un coup fumant en prenant l’initiative de  » convergences à gauche  » créées sur mesure pour asseoir le leadership du PS.  » Un coup de maître !  » admet-on sous cape au MR et chez Ecolo.

Sauf surprise, cette stratégie sans revers, doublée de certains acquis sociaux arrachés aux bleus, sera synonyme de victoire, le 18 mai prochain : le résultat de 1999 avait été à ce point pitoyable que le contraire serait étonnant. Conjuguée à la baisse d’Ecolo, estime le Pr André-Paul Frognier (UCL), une éventuelle remontée du PS signifierait ainsi un  » retour à la normale  » sur un échiquier francophone soumis, durant les années 1990, à de nombreuses turbulences plutôt qu’à une véritable rupture (3).

L’objectif majeur des stratèges socialistes est de maximiser l’influence du parti au sein du prochain exécutif. Davantage que la composition du nouveau gouvernement, le PS est littéralement obsédé par son rapport de force avec le MR libéral. Cette fois, il n’est plus question de laisser la vedette à Louis Michel ou à Didier Reynders. Après le passage aux urnes, Elio Di Rupo et Laurette Onkelinx, candidate au poste envié de ministre de la Justice, rêvent de conforter – chiffres à l’appui – le statut de parti pivot que leur entregent et… les médias leur ont gracieusement offert ces derniers mois. L’enjeu est crucial. Dès les lendemains d’élection, il faudra faire des choix budgétaires qui s’annoncent déterminants, tant les programmes de la gauche et de la droite semblent antinomiques : refinancer la sécurité sociale et les entreprises publiques, d’un côté ; poursuivre, voire accentuer la baisse des impôts, de l’autre.

Vraiment serein, le MR ?

S’il se donne actuellement une allure tranquille, le Mouvement réformateur sait à quel point la position de tenant du titre est inconfortable. Né en 2002, ce MR à deux lettres – pour s’aligner sur la dénomination simple du PS – est la fusion assez réussie du PRL, du FDF et du MCC de Gérard Deprez, le principal transfuge de l’ex-PSC.

L’objectif ? Eviter la cacophonie de la fédération du même nom et monter un parti de centre droit, rassembleur et citoyen.  » En plusieurs élections, nous voulons nous affirmer comme le vrai centre de gravité de la politique belge, claironne Daniel Ducarme, le président en titre du mouvement. 1999 n’était pas un one-shot !  »

Cette année-là, les libéraux étaient péniblement sortis de douze années d’opposition, ruineuses pour une génération de quinquagénaires. Même si un revers des libéraux flamands ne leur serait pas nécessairement fatal, il est évident que Daniel Ducarme et Louis Michel scrutent aujourd’hui l’horizon flamand avec les sourcils froncés. Combinés, le retour en grâce des chrétiens du CD&V, la montée en puissance des socialistes et même le spectre d’un nouveau  » dimanche noir « , favorable au Vlaams Blok, pourraient ôter aux libéraux le statut envié de première famille politique du pays.

Bigre ! L’histoire repasserait ainsi les plats. Ces dernières décennies, en effet, la formation libérale s’affirme avant tout… comme une force d’alternance. Sans remonter plus loin dans le temps, le renvoi dans l’opposition de 1988 hante encore les nuits de quelques dirigeants libéraux, à commencer par Louis Michel, trahi à l’époque par… Gérard Deprez. Serait-ce cette fragilité chronique, démentie par la belle courbe d’expansion électorale durant les années 1990 (lire ci-contre), qui explique la prudence extrême du ministre des Affaires étrangères ? C’est lui qui a préconisé l’alliance de long terme avec le partenaire de référence socialiste.

 » Pour la première fois depuis longtemps, nous pouvons vraiment être fiers de notre bilan au gouvernement, lâche une tête d’affiche du MR. La politique étrangère et la réforme fiscale sont des succès qui peuvent séduire un large électorat. Contrairement aux années 1980, nous avons promis une baisse d’impôts en étant capables de la réaliser.  » Pourtant, les  » convergences à gauche  » de l’automne 2002 ont ranimé les vieilles peurs. Les libéraux se sont repassé le film des élections communales de 2000. En Région bruxelloise, une place forte où les  » bleus  » ont perdu de leur superbe, les socialistes avaient monté des cartels avec les écologistes et les sociaux-chrétiens, histoire d’éjecter plusieurs maïeurs libéraux. Un scénario que les partis de gauche pourraient rééditer lors des élections régionales de 2004.

Trop tard ou trop tôt, pour le CDH

Le CDH de Joëlle Milquet respire un peu. Après les élections de 1999, les sociaux-chrétiens étaient à peine tolérés. En termes de marketing politique, l’équipe arc-en-ciel a  » vendu  » leur renvoi dans l’opposition avec beaucoup d’emphase : un vrai soulagement pour la société belge, disait-on. Aujourd’hui, l’ex-PSC a muté en Centre démocrate humaniste. Encore en vie, il s’est refait une unité derrière un porte-drapeau (la présidente) qui joue gros et attire à elle tous les regards. Changement de nom, rajeunissement, ouverture aux non-chrétiens, les militants bousculés restent inquiets – mais résolus à tenter quelque chose – suite à un tel aggiornamento. Car, un an après, le scrutin du 18 mai se présente un peu tôt. Pour certains, en effet, la campagne électorale du CDH permet tout au plus d’asseoir le nouveau nom, pas encore d’affirmer haut et fort des accents politiques réellement novateurs. L’humanisme chanté à tue-tête est un concept philosophique séduisant, plus que jamais d’actualité. Mais comment le traduire en propositions concrètes ? Les choix actuels restent ambigus, voire contradictoires : à titre d’exemple, Joëlle Milquet défend une sécurité sociale renforcée, tout en niant la pertinence du clivage gauche-droite.  » Faire la synthèse « ,  » trouver un point d’équilibre entre les positions des uns et des autres « …, une telle stratégie sied à un parti centriste au pouvoir. Mais, dans l’opposition, où le CDH ne s’est pas imposé de manière naturelle, le manque d’audace paraît dommageable.  » Nous sommes perçus comme un second choix sympathique et cohérent, résume une éminence grise. Mais l’électeur n’a qu’une seule voix.  »

Principale source d’encouragement, le parti de Joëlle Milquet espère  » récupérer  » quelques déçus d’Ecolo, sans doute tentés également par le PS. L’ennui, c’est que la dissidence du CDF (Chrétiens démocrates francophones) pourrait neutraliser cet effet positif. Résultat, le quatrième parti de Wallonie risque de stagner, ce qui pourrait être interprété comme une (maigre) victoire, suite à une telle rénovation interne. Dans ce cas, gare au piège béant qui s’ouvre sous les pieds du CDH ! Si, à tout hasard, des partenaires éventuels lui offraient l’occasion de revenir au pouvoir, la présidente Milquet et la clique de candidats  » alimentaires  » (qu’elle honnit !) résisteront-ils à cette perspective alléchante… à court terme ? A l’instar de l’idéologue Jean-Jacques Viseur et du quadragénaire André Antoine, d’aucuns prônent la patience. A condition de survivre aux élections de 2003, 2004 se présente sous de meilleurs auspices, surtout si Ecolo se compromet à nouveau au pouvoir ou si les difficultés budgétaires divisent le PS et le MR.

Philippe Engels

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