Qui était vraiment Bouddha
Philosophie orientale aux accents de sagesse humaniste, le bouddhisme connaît un succès croissant. Rencontre avec l’écrivain José Frèches, qui vient de publier une passionnante biographie, Moi, Bouddha. Retour sur une religion venue d’Asie qui n’en finit pas de séduire l’Occident
A lire : Bouddhismes en Belgique, par Bernard De Backer, Courrier hebdomadaire du Crisp, nos 1768-1769 (2002).
C’est Richard Gere qui va être content. Bouddha, son maître en sagesse, siégera bientôt à l’ONU. Encore une blague étrillant le célèbre acteur américain à la fibre tibétaine ? Que nenni. Afin de remercier l’Organisation des Nations unies d’avoir décrété jour férié la fête bouddhiste du Vesak, le Sri Lanka, la Thaïlande et le Myanmar (Birmanie) ont décidé en l’an 2000 de transférer les 12 ossements de l’Eveillé au QG de l’institution, à New York. Dès 2005, les reliques de Bouddha reposeront dans leur nouvelle demeure, après avoir été exhibées dans une trentaine de pays européens, de l’Allemagne à la République tchèque. Preuve que l’Occident et le bouddhisme filent, plus que jamais, le parfait amour.
Comment expliquer un tel engouement ? Le goût de l’exotisme ? La quête d’une échappée spirituelle, loin des grands systèmes de pensée ? Et si, plus profondément, le bouddhisme savait, mieux que les autres religions, s’adapter à la modernité ? Pour tenter de comprendre, il faut d’abord revenir à Bouddha et à son histoire. Qui était cet homme exceptionnel, né au vie siècle avant notre ère en Inde du Nord ? Que cherchait » l’Eveillé « , dont l’itinéraire spirituel inspire aujourd’hui plus de 350 millions d’individus sur la planète ? Avec sa plume de romancier, l’écrivain José Frèches s’est penché sur ce personnage mythique. De ce voyage dans le temps est née une passionnante biographie romancée, Moi, Bouddha (XO éditions), dont Le Vif/L’Express retrace les grandes lignes avec l’auteur dans un entretien (voir page 50).
En Belgique, quelque 30 000 personnes se déclarent adeptes du bouddhisme. Mais, si l’on inclut tous ceux qui se disent intéressés par les traditions orientales sans pour autant être » pratiquants « , ce nombre s’élève à 150 000. Le paysage bouddhique belge est extrêmement varié. Une trentaine d’associations (tibétaines, japonaises, vietnamiennes) sont affiliées à l’Union bouddhique belge. Mais il faut y ajouter toute une galaxie de mouvements, formels ou non, qui ont peu de liens entre eux. Si les adeptes asiatiques de cette religion la pratiquent avec dévotion, les Occidentaux qui s’y intéressent û et les Belges n’échappent pas à la règle û y voient surtout une occasion de méditation. La littérature grand public témoigne de cet engouement. Depuis la parution en 1993 du premier best-seller bouddhiste, Le Livre tibétain de la vie et de la mort, du lama Sogyal Rinpoché (2 millions d’exemplaires dans le monde), le filon ne se tarit pas. Le maître incontesté du genre se nomme Matthieu Ricard, dont le best-seller, Le Moine et le philosophe, un face-à-face spirituel avec son académicien de père, Jean-François Revel, s’est vendu à 300 000 exemplaires.
Qui sont ces solistes de l’Eveil, ces virtuoses de l’introspection, pour qui le samsara û le cycle des naissances et des morts û évoque bien autre chose qu’un nom de parfum ? Des quadragénaires, surtout, urbains et célibataires, cadres supérieurs ou membres de professions libérales. Les médecins, les infirmières, les assistantes sociales ou les professeurs apprécient particulièrement cette philosophie qui accorde une place essentielle à la compassion. Les jeunes s’y mettent eux aussi. Le bonheur ne se résume pas à l’acquisition d’un home cinéma…
Au départ, le bouddhisme était pourtant bien une mode, lancée par les récits d’Alexandra David-Néel (Mystiques et magiciens au Tibet, 1929), puis portée par l’émergence de la contre- culture dans les années 1960, diffusée en France par les réfugiés asiatiques dans les années 1970 et, enfin, ultramédiatisée avec le dalaï-lama, emblème du Tibet opprimé par la puissance chinoise. Aujourd’hui, » la question de l’autre monde perd de son importance au profit du souci croissant du devenir de chacun, dans le monde tel qu’il est « , écrit la sociologue Danièle Hervieu-Léger dans son ouvrage Le Pèlerin et le converti (Flammarion). En ces temps sécularisés, le bouddhisme comble les attentes de l’individu par l’expérience de libération personnelle qu’il promet. Joli paradoxe ! Apparue en Inde il y a deux mille cinq cents ans, cette mystique orientale réussit, grâce à sa doctrine, là où échouent les monothéismes, dorénavant perçus comme ringards ou dangereux quand ils versent dans la revendication identitaire.
Que dit, en substance, la théorie bouddhiste ? Tout être humain est prisonnier du samsara, le cycle des naissances et des morts, dont il ne peut sortir en raison de son ignorance. La seule façon de briser cette fatalité consiste à modifier notre vision du monde et notre façon de penser. D’après Bouddha, la source de tous nos maux se trouve dans le désir, plus exactement dans la soif d’appropriation, qui provient de notre perception erronée des choses. Si l’homme purifie son mental, il ne souffrira plus. Ainsi le sage bouddhiste doit-il fuir l’attachement û mais pas l’amour û qui attise l’envie de posséder. Tout est dans » le regard qu’on pose sur la réalité, résume Dennis Gira, auteur d’un ouvrage limpide, Le Bouddhisme à l’usage de mes filles (Seuil). Quand l’homme se trompe sur ce qu’il est et s’épuise dans la poursuite d’un ôbonheur » qui n’est que du vent, il ne peut pas échapper au malheur « . En revanche, si l’homme dissipe l’illusion dans laquelle il s’est enferré par un travail sur lui-même û la méditation et l’ouverture aux autres û il peut espérer atteindre le nirvana, sorte d’état de grâce dans lequel plus aucune passion ne tourmente l’esprit.
Non théiste, le bouddhisme ne met pas en scène un Dieu créateur délivrant à l’homme une vérité à laquelle il n’aurait pas accès sans la parole divine. Il ne propose pas d’explication métaphysique du monde, ni de discours normatif sur l’Absolu. Il ne dépeint pas de juge transcendant et implacable, perché sur son nuage, au-dessus d’une humanité convoquée à la barre. La loi bouddhique û c’est là son formidable pouvoir de séduction û a tous les atours d’une sagesse humaniste et laïque. L’expérience de chacun est le seul critère de la vérité et l’individu, l’unique responsable de ses actes. Une perspective qui ne peut que séduire l’Homo contemporaneus, si jaloux de son indépendance d’esprit et si rebelle aux injonctions morales des religions du Livre (judaïsme, christianisme et islam). Julie, 23 ans, le dit avec ses mots : » Plus besoin d’user ses pantalons à la messe, c’est ce qu’on fait qui compte, pas l’endroit où l’on se rend. » Cette jeune fleuriste a exploré » le judaïsme, la kabbale, le paganisme, l’hindouisme, les religions africaines « , avant de s’arrêter sur le bouddhisme. » Enfin une religion qui a un effet positif sur tout le monde ! s’exclame-t-elle. Les prières, les mantras et les efforts que l’on fait au quotidien s’adressent à tous les êtres sensibles : les bons, les mauvais, les bouddhistes, les non-bouddhistes, les riches, les pauvres, les malades, les bien-portantsà »
Dans le bouddhisme, la question du mal, si épineuse à résoudre pour le monothéisme, n’est plus un problème. Elle trouve sa solution dans le karma, la somme des actes que chaque être a commis dans ses existences antérieures. Plus ces actions revêtent un caractère négatif, plus le sujet endurera de souffrances dans sa vie présente. A l’inverse, un » bon » karma lui entrouvrira la porte de la félicité. Disparu, le péché, si lourd dans la conscience chrétienne. » La notion de karma aide le pratiquant à s’améliorer, explique Philippe Cornu, auteur d’un ouvrage de référence, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme (Seuil). Il signifie que chaque acte compte, parce qu’à chaque instant on peut agir sur sa vie. » A l’homme, donc, de prendre son destin en main, de choisir, ou pas, de se réformer en se fondant sur sa perception intime et non sur des dogmes imposés de l’extérieur. Une exploration intérieure à laquelle ne peuvent qu’être sensibles nos âmes d’Occidentaux frottées de psychanalyse. » Les gens sont moins en quête de sens que d’une expérience d’authenticité qui permette l’adéquation entre ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent « , analyse Paul Magnin, qui a publié récemment Bouddhisme, unité et diversité (Cerf). D’autant que la doctrine bouddhiste, si elle ne parle pas de transcendance, n’empêche pas non plus d’imaginer qu’elle existe : 27 % des catholiques pratiquants disaient s’intéresser au bouddhisme dans un sondage effectué par l’institut CSA pour le magazine catholique La Vie, en 2003. Une souplesse qui permet tous les » bricolages de croyances » si chers à notre époque.
Mais il y a plus encore. Dans l’éternel débat entre Dieu et la science, le bouddhisme, là aussi, tire son épingle du jeu. Ses adeptes valorisent fréquemment son caractère rationnel, sa compatibilité avec une approche scientifique. D’après Bouddha, en effet, chaque phénomène est lié aux autres, en vertu de la loi universelle de causalité. Tout change à chaque instant, comme la flamme d’une bougie, qui se modifie sans cesse, mais reste la même à l’£il nu. L’homme, comme les choses, vit une perpétuelle transformation intérieure. » Nous ne sommes pas constitués d’un »moi » immuable, mais de moments de conscience successifs, dans lesquels s’accumulent de la sagesse ou des attitudes négatives « , explique l’expert Philippe Cornu. Cette vision de la nature rejoint celle de la science, qui met en évidence l’instabilité inhérente aux choses, ce que les bouddhistes nomment l' » impermanence » de l’univers. Egaré dans son théâtre d’ombres et d’incertitudes, l’individu moderne trouve ainsi une source d’apaisement au contact de cette philosophie holiste aux accents aristotéliciens, dans laquelle l’être humain (re)devient le point de convergence entre le microcosme et le macrocosme. Tout naturellement, le bouddhisme prône le respect du vivant et de l’environnement : les écologistes adorent. » Je fais partie de la génération qui a été très marquée par des films comme Le Grand Bleu, de Luc Besson, ou L’Ours, de Jean-Jacques Annaud, raconte Marc, un dessinateur de 27 ans. Ils exprimaient la quête d’une harmonie avec l’Univers, la recherche de paix et d’absolu que je retrouve dans le bouddhisme. »
On en oublierait presque que la philosophie de Bouddha est aussi une religion. Avec ses rituels, ses incantations, ses prosternations, très nombreuses dans le bouddhisme tibétain, qui rassemble la majorité des adeptes européens. Avec ses éléments de foi, surtout. Car il faut bien accepter de » prendre refuge » û mettre sa confiance û dans le Bouddha, le dharma (son enseignement) et la sangha (la communauté des moines et des adeptes), ou encore croire dans le karma, pour se déclarer bouddhiste. » Les gens recherchent dans le bouddhisme tibétain le catholicisme de leur enfance, estime le sociologue Frédéric Lenoir. Ils ont leur pape (le dalaï-lama), leur clergé (les moines) et leur culte des saints, les bouddhas que l’on honore dans le tantrisme, par exemple, pour les qualités qu’ils incarnent. »
Mais, comme dans toute tradition religieuse, il y a la doctrine et ce que l’on en fait. Soyons clairs : la plupart des gens sensibles au credo bouddhiste puisent avant tout dans cette sagesse de quoi adoucir leur quotidien éreintant. Ils y trouvent un petit supplément d’âme qui s’apparente davantage à une béquille psychologique qu’à une véritable révolution intérieure û même si de plus en plus de cycles d’enseignement leur sont proposés afin d’améliorer leur formation. C’est le triomphe du bouddhisme » art de vivre » et de son éthique mode d’emploi, avec relaxation, encens et bols d’offrande à la clef. Ainsi, Julie la fleuriste » relativise « , » va à l’essentiel « , » ne se prend pas la tête pour n’importe quoi » et » profite de l’instant présent « . Stéphane, lui, s’apprête à partir pour la deuxième fois en retraite au village des Pruniers, un centre fondé par le Vietnamien Thich Nhat Han dans le sud-ouest de la France. Il s’enflamme : » Là-bas, il n’y a pas d’eau courante, la vaisselle se fait dans des bacs remplis d’un liquide de couleur différente, qui va du vert au bleu. Rien que ça, c’est déjà une expérience esthétique ! » Pour ce publicitaire exténué, le voyage s’apparente ni plus ni moins à un » réenchantement du monde » : » L’importance que le bouddhisme accorde à la beauté m’aide beaucoup dans la vie, dit-il d’une voix posée. J’aime la joie de vivre qui se dégage des maîtres et j’apprécie la méditation, qui éclaircit l’horizon. » C’est d’ailleurs souvent par le travail sur le corps, la respiration et les sons des mantras que l’hédoniste contemporain en quête de » développement personnel » s’essaie au bouddhisme. Il faut pourtant qu’il s’accroche, à en croire Luc Bordes, 53 ans, qui pratique régulièrement le zazen, la méditation dans la position du lotus. » L’étirement de la colonne vertébrale a une influence sur ce qui se passe dans la tête, explique ce professeur des écoles, membre du Dojo zen (centre de méditation) de Paris. C’est une position qui n’est ni ascétique ni relâchée. Bouddha compare cette attitude à un instrument de musique : si la corde est trop tendue, elle casse. Si elle est trop lâche, ça ne sonne pas. »
Premier malentendu : le bouddhiste occasionnel oublie que la discipline û physique et mentale û fait partie intégrante de la doctrine. Tout aspirant à l’Eveil doit suivre » le noble chemin octuple « , à savoir : » La compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste. » Il lui faut s’abstenir de tuer les êtres vivants, de voler, d’avoir une activité sexuelle désordonnée, de mentir, de s’enivrer ou de se droguerà Tout un programme, à réaliser au plus vite, car les chances de renaître sous une forme humaine sont minces, selon Bouddha. Deuxième méprise : la réincarnation, justement. Beaucoup de gens y croient, persuadés que l’idée vient du bouddhisme, alors qu’elle émane de l’hindouisme. Et pour cause : le bouddhiste ne cherche précisément rien d’autre que d’échapper à la fatalité du cycle terrible des renaissances. Dans le dharma, nulle promesse d’une vie meilleure où le va-nu-pieds deviendrait roi du pétrole. La loi bouddhique se contente d’affirmer qu’un être peut renaître sous la forme d’un animal, d’une divinité, bonne ou mauvaise, ou d’un homme. Tout dépend de son karma. Autre méprise, et non des moindres : le rôle du moi. Ceux qui se tournent vers le bouddhisme pour trouver des recettes de bien-être et panser leur amour-propre meurtri font exactement l’inverse de ce que préconise Bouddha. C’est par l’oubli de soi û dans le sens de l’effacement du narcissisme superflu, et non de la personnalité û que l’être humain sort de sa caverne. Pas par le » tout ego « . Mais cette leçon-là, bien sûr, n’est pas très moderne. Et l’on peut se demander si l’Occident, tout à son culte individualiste, est vraiment prêt à l’entendre.
Claire Chartier, avec Natacha Czerwinski
Pour le bouddhisme, la source de nos maux se trouve dans la soif d’appropriation
Dans l’éternel débat entre Dieu et la science, le bouddhisme tire son épingle du jeu
Le bouddhiste occasionnel oublie que la discipline fait partie intégrante de la doctrine
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