« Quel projet positif la Russie a-t-elle à offrir? »
Illustration en Ukraine, la Russie est capable de poser beaucoup de problèmes. Mais c’est une puissance négative, analyse Sven Biscop, professeur à l’Institut royal Egmont et à l’université de Gand. Les Occidentaux ne pourront en attendre que de la rivalité.
Qu’implique la reconnaissance, par la Russie, des républiques de Donetsk et de Louhansk?
Il est presque exclu maintenant d’arriver à une solution négociée sur l’Ukraine parce que Vladimir Poutine ne pourra pas revenir sur sa décision. Ces républiques étaient déjà de facto sous contrôle russe. Cela devient officiel, côté russe. Les troupes russes sous uniforme vont se déployer dans les deux zones. Ensuite, première possibilité, la Russie en reste là et cimente le statu quo. Deuxième éventualité, elle veut aller plus loin, et élargir le territoire de ces deux républiques. Entreprendra-t-elle des actions militaires contre l’Ukraine? Cette option mène évidemment à une escalade et à une guerre ouverte avec l’Ukraine. Politiquement, cela nécessitait une réaction du côté des Occidentaux.
Il est clair qu’aucune collaboration ne sera plus possible avec la Russie dans aucun dossier.
Vladimir Poutine n’a pas parlé d’annexion comme il l’avait décidé à propos de la Crimée. Les deux situations sont différentes?
Oui, parce que dans la conception des Russes, la Crimée a toujours été russe et ce n’est que par « erreur » que, au temps de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev (NDLR: premier secrétaire du Comité central du Parti communiste d’Union soviétique de 1953 à 1964) a passé la Crimée de la Fédération russe à l’Ukraine. Il n’empêche, la reconnaissance de l’indépendance des républiques de Donetsk et de Louhansk en fait des protectorats russes, même s’ils ne sont pas annexés, qui ne survivront que grâce au soutien de Moscou. A l’instar de l’ Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en Géorgie (NDLR: à la suite d’une offensive militaire de la Géorgie en 2008 pour reprendre le contrôle de ces régions dissidentes, repoussée par l’armée russe).
Le pouvoir ukrainien a-t-il intérêt à répondre à la décision de la Russie par une offensive militaire dans les républiques de Donetsk et de Louhansk?
J’imagine difficilement que l’Ukraine prenne une initiative militaire. Si c’était le cas, cela donnerait sans doute le « prétexte » recherché par Vladimir Poutine pour mener une plus grande offensive militaire.
On est passé en vingt-quatre heures d’un projet de sommet Biden-Poutine à la douche froide de la reconnaissance de l’indépendance des républiques de l’est de l’Ukraine. Est-il particulièrement difficile de comprendre la logique de Vladimir Poutine?
A l’annonce du projet de sommet, on se demandait si Poutine était sérieux ou s’il s’agissait à nouveau d’une manoeuvre. Visiblement, la deuxième hypothèse était la bonne. Si les Russes mènent des actions militaires et dépassent les « frontières » des régions sous le contrôle des séparatistes, il sera difficile d’imaginer une reprise rapide des négociations.
Que veut vraiment le président russe?
Il faut voir cela à long terme. Les Russes n’ont toujours pas incorporé dans leur pensée les conséquences de la chute de l’Union soviétique en 1991. Ils s’étaient imaginés que les républiques ex-soviétiques resteraient tournées vers Moscou. Mais entre-temps, certaines se sont plutôt orientées vers l’Europe, comme la Géorgie et l’Ukraine. Les Russes ont perdu leur sphère d’influence et ne sont toujours pas prêts à l’accepter. On peut même dire qu’ils ont empiré la situation. En envahissant l’Ukraine en 2014, ils ont poussé une population qui était à moitié pro-russe à moitié proeuropéenne presque totalement dans le « camp occidental ». Cela a été un échec. Vladimir Poutine a lui-même perdu l’Ukraine. Il veut désormais corriger son erreur ou en limiter les dommages. En réalité, les Russes sont sur la défensive.
En l’envahissant en 2014, Vladimir Poutine a lui-même perdu l’Ukraine.
Le haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, estime que c’est une « bataille sur la nature même de l’ordre international qui est en jeu » en Ukraine. Partagez-vous cette vision?
Il ne faut pas exagérer. Il arrive de temps en temps que des Etats en envahissent d’autres. Thucydide disait: « Les puissants font ce qu’ils veulent et les faibles endurent ce qu’ils doivent. » C’est toujours comme cela dans la politique internationale. Est-ce une menace pour l’ordre international? Les Russes ont déjà envahi une partie de l’Ukraine en 2014 et l’ordre international n’en a pas été bouleversé. Ce ne sera la fin ni de l’ordre international ni de la structure de sécurité en Europe. Mais il est clair que la Russie sera pour les Occidentaux un rival, qu’ils ne pourront attendre d’elle que de la rivalité et qu’aucune collaboration ne sera plus possible dans aucun dossier. La Russie a une grande puissance, mais surtout une puissance négative. Elle est capable de poser beaucoup de problèmes et de mettre des bâtons dans les roues. Mais quel projet positif la Russie a-t-elle à offrir? Elle n’en a pas. On le voit au Mali. Les Russes peuvent y perturber les plans des Européens. Mais ils n’ont aucun projet pour les Maliens.
La menace russe a-t-elle renforcé l’unité des Occidentaux et des Européens?
Oui et non. Je trouve très malheureux que l’Union européenne, en tant que telle, ne fonctionne pas dans une crise pareille. En matière de diplomatie et de défense, elle n’est pas véritablement intégrée. Elle reste intergouvernementale et basée à 100% sur l’unanimité. Donc cela ne marche pas. Le résultat de ce vide, ce n’est pas que les Russes en profitent, c’est que les Européens se rallient aux Etats-Unis. Si l’objectif de Poutine était d’affaiblir la cohésion de l’Occident, il n’a pas réussi.
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