Que reste-t-il de l’édition belge?
Dupuis s’apprête à fêter les cent ans de ses éditions, toujours situées à Marcinelle même si elles ont perdu en chemin beaucoup de leur belgitude. Une tendance de fond. L’édition de bande dessinée belge n’est en effet plus ce qu’elle fut, un acteur majeur, historique et incontournable du secteur.
L’image – la première postée sur les réseaux sociaux au printemps 2020 par Stéphane Beaujean, nouveau directeur éditorial des éditions Dupuis – avait fait grincer nos dents de Belge. Pour marquer son arrivée dans l’imprimerie fondée en 1898, à Charleroi, et devenue maison d’édition en 1922, le Français avait photographié une petite plaque froide accrochée dans l’ascenseur triste de ses bureaux en banlieue parisienne plutôt que de s’offrir un selfie devant les locaux de Dupuis, immédiatement reconnaissables et rutilants, dans la rue Destrée, à Marcinelle. Un détail peut-être, mais aussi un symbole: le centre de décision et de création d’un des plus importants éditeurs de Belgique s’est bel et bien définitivement déplacé vers Paris. Et ce n’est pas le seul.
Le Lombard, Dargaud, Casterman sont, eux aussi, passés, en quelques décennies, sous pavillon français ; la bande dessinée vient désormais de partout, et surtout d’ailleurs. Elle s’invite aussi sur tous les sujets, y compris de non-fiction. Quant à son coeur de cible historique – les jeunes -, il s’est massivement détourné des albums en « 48 cc » pour plonger corps et âme dans le manga, moins coûteux, plus régulier et plus proche, apparemment, de ses aspirations. Un constat qui n’empêche pas le secteur entier d’être florissant: en 2020, en France, les ventes ont encore progressé de 9%, avec 53 millions d’albums écoulés.
Près d’un livre sur cinq vendu en France et en Belgique est désormais une bande dessinée. Mais plus d’une bande dessinée sur deux tient désormais du manga! « On est passé de 44 millions d’albums vendus en 2004, dont 11,7 millions de mangas et de comics, à 53 millions de BD en 2020, dont 25,3 millions de mangas et de comics », soulignait récemment Claude de Saint-Vincent, directeur général du groupe Médias Participations, maison mère française (! ) du trio longtemps concurrent Dupuis-Dargaud-Lombard. Et d’ajouter: « Cela signifie qu’en 2020, on a vendu près de cinq millions d’albums de BD franco-belge de moins qu’en 2004. » La BD belge est donc clairement en repli, et même parfois en repli identitaire (lire l’encadré), malgré un tissu socioculturel qui n’a pas d’équivalent en Europe, voire dans le monde: écoles de dessin et de BD un peu partout, des éditeurs qui n’ont pas (encore?) déménagé, une histoire qui a rendu la bande dessinée réellement populaire (qui n’en pas chez soi?) et, surtout, une kyrielle d’auteurs, professionnels ou en devenir, qui pullulent et créent à tout- va, mais de plus en plus grâce au fanzinat, à l’autoédition ou au financement participatif…
Si la Belgique garde une place encore disproportionnée dans le secteur par rapport à sa taille et sa population, son poids économique et éditorial dans la BD dite « populaire » ou grand public se réduit comme peau de chagrin.
Dupuis, BD belge ou mondialisée?
« Il ne faut pas se leurrer, le gros du chiffre d’affaires du secteur se fait évidemment en France, lâche Julie Durot, la nouvelle directrice générale (belge) des éditions Dupuis, nommée dans la foulée de Stéphane Beaujean (Médias Participations a toujours pris soin, jusqu’ici, de garder un Belge à l’un de ces deux postes clés). « La Belgique représente entre 15 et 20% des ventes, précise-t-elle. Cela varie un peu en fonction des albums. Cédric fonctionne mieux en Belgique, par exemple, et c’est un chiffre qui reste stable, peut-être en légère érosion. C’est plus mitigé pour le journal Spirou, qui réalise la moitié de ses ventes en kiosque en Belgique. Une Belgique qui reste quand même une sorte de Terre promise. Il n’a en tout cas jamais été question de quitter Charleroi, au contraire: si le pôle parisien s’est renforcé avec une quinzaine d’employés, les trois quarts de nos équipes restent à Marcinelle, où nous avons développé beaucoup de partenariats locaux, notamment autour de la communauté numérique et du pôle digital que Charleroi entend devenir, et dont nous ferons partie, entre autres avec nos webtoons. Et puis, nous allons fêter nos cent ans d’édition cette année (NDLR: avec le magazine Bonnes Soirées , vingt ans avec Spirou), par un bel événement local: Charleroi va rouvrir son musée avec une exposition consacrée à Dupuis. »
N’empêche, un directeur éditorial français (une première depuis quinze ans et la prise de pouvoir de Médias Participations), un pôle parisien qui se renforce et un modèle franco-belge (basé sur une certaine ligne claire, des séries en format 48 pages cartonnées-collées et une cible jeunesse) qui bat de l’aile, ça n’augure peut-être rien de bon pour ce qu’il reste de belge dans l’édition francophone. Julie Durot ne botte pas en touche, et assume: « C’est évident que Stéphane connaît plus de monde en France que chez nous, mais il a été choisi comme coup de coeur pour son expérience, son réseau et sa connaissance de la bande dessinée, et pas seulement franco-belge, également du comics ou du manga. Même si notre coeur de métier doit rester le secteur jeunesse et parfois l’ado-adulte à la sauce franco-belge, avec 55% des ventes qui proviennent du manga, avec l’essor du roman graphique, avec l’affirmation d’une BD du réel qui attire beaucoup de monde, une maison comme Dupuis se doit d’être présente dans tous les secteurs, tout en se renforçant sur ce coeur de cible. » Dont acte: le premier fait d’armes de la nouvelle direction éditoriale de Dupuis aura été de racheter Vega, petit éditeur français spécialisé dans le manga (du « Seinen Manga s’adressant à un large public et qui se développe dans les voies du Shonen, du Shojo et du Kodomo ») et qui s’ouvrira dès cette année « aux créations occidentales de style manga, aux oeuvres inédites d’auteurs japonais ou encore aux collaborations internationales ». L’heure de la BD mondialisée a sonné.
De nouveaux acteurs, plutôt conservateurs
Si la bande dessinée belge francophone grand public est passée pour l’essentiel sous pavillon français (Dupuis-Dargaud-Lombard chez Médias Participations, Casterman chez Gallimard, lui-même intégré au groupe Madrigall) et que les acteurs de la bande dessinée indépendante n’ont pas beaucoup bougé depuis plus de vingt ans et la création de Fremok, La Cinquième Couche ou L’Employé du Moi, quelques braves parmi les plus braves, dixit César, jouent encore les irréductibles et tentent une édition 100% belge.
C’était le cas jusqu’il y a peu de Kennes Editions, du nom de son fondateur, Dimitri Kennes, ancien directeur général de… Dupuis, qu’il avait quitté en (très) mauvais termes, en 2004, et le rachat de l’entièreté des actions de la SA par le holding Medias Participations (composé d’actionnaires français mais, pour l’anecdote et sans doute la fiscalité, déclaré comme holding de droit belge depuis cette reprise). En 2013, il fonde sa propre maison d’édition, littéralement dans son jardin, à Loverval, sur fonds propres et avec l’aide de Sambrinvest, avec, pour base éditoriale, l’importation et l’adaptation de productions… québécoises. Une poule aux oeufs d’or et au sirop d’érable qui lui a permis de rapidement se diversifier et multiplier les coups (Kennes Editions a repris les éditions Joker et détient, entre autres, la licence des Diables Rouges), se profilant, même s’il s’en défend, comme un « Dupuis bis » comptant désormais quelque vingt employés, plus de huit cents titres à son catalogue et un vrai ancrage local (35% de ses ventes sont réalisés en Belgique francophone). Mais Kennes Editions est déjà un éditeur belge qui ne l’est plus complètement, puisqu’il a cédé récemment 40% de ses actions au français Delcourt – prix à payer pour continuer à se déployer en restant, a priori, dans les rails d’un franco-belge axé jeunesse, séries et beaux albums.
Un autre nouvel acteur remarqué depuis peu sur les devantures des librairies BD: les éditions Anspach, aussi homonymes de son fondateur, Nicolas Anspach. Longtemps chroniqueur BD, puis éditeur chez Paquet, le Brainois se lance dans le grand bain en 2018 avec Sourire 58, mêlant fiction et réalité historique (ici l’Exposition universelle de Bruxelles), début d’une série « dont aucun éditeur n’a voulu, jugeant la thématique trop belge » qui fleure bon la nostalgie, la ligne claire et une belgitude assumée (il a sorti récemment Innovation 67 et prépare des albums sur Ostende en 1906 ou Coq-sur-Mer en 1933). Quatre-vingts pour cent de ses ventes se font d’ailleurs en Belgique.
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