QUE DIRAI-JE À MON AMIE MARIE ?

Petite confidence en passant : j’ai une excellente amie au Canada, au Québec plus exactement. Je la connais depuis vingt-cinq ans au moins, elle est plumitive comme moi, elle s’appelle Marie (son nom, Laberge, n’est pas inconnu des amis des lettres, ne fût-ce que par son best-seller Le Goût du bonheur). Nous nous voyons aussi souvent que nous le pouvons, nous parlons rarement de politique mais, cette-fois-ci, nous n’y couperons pas. Parce qu’elle va forcément me demander :  » Câlisse !, qu’est-ce qui vous a pris, chez vous, en Belgique francophone ?  »

Parce que ce qui nous unit, au moins autant que la littérature et le théâtre, c’est la francophonie, bien entendu. Et notre amitié en est imprégnée : entre la Wallonie et le Québec, entre nos villes multilingues, Bruxelles et Montréal, l’entente est étroite et profonde, nous en sommes heureux et fiers. Elle va me dire :  » Comment expliques-tu que les Flamands acceptent de s’associer avec nous, et pas nos frères de langue ?  » Je lui parlerai de notre Constitution, de la composition de nos gouvernements, de la consultation obligatoire de nos Régions, même dans des accords de dimension planétaire.

Elle me regardera, incrédule. Comme elle est dramaturge et romancière, elle me dira, usant d’un mot anglais, malgré son attachement militant au français :  » Il doit y avoir un « sub-plot » dans tout ça. Ne me fais pas croire qu’un enjeu aussi international concerne vos politiques régionaux au point d’être prêts à passer pour des psychorigides ou des irresponsables sans avoir un agenda caché ?  »

Que lui répondrai-je ? Qu’il y a plusieurs niveaux auxquels on peut aborder le paradoxe belge qui fait naturellement la Une de la presse internationale. La plus simple explication serait de n’y voir qu’une péripétie d’un enjeu électoraliste. Mais, au-delà de cette approche presque anecdotique, on peut interpréter cette tempête agitant un pays – qui est loin de n’être qu’un verre d’eau – comme un exemple de plus de ce qui lui a permis, depuis plus de deux siècles, de contredire les pronostics les plus sceptiques quant à sa survie.

Qu’est-ce qui lui a tenu lieu de viatique ? Une pratique objective, pleine de bon sens, de la démocratie. Née moins d’un demi-siècle après la Révolution française, la Belgique en est une résultante dont le pragmatisme l’a préservée de bien des mésaventures. En 1848, notamment, comme Georges-Henri Dumont l’a magistralement démontré, cette attitude avait garanti sa stabilité.

Au fond, elle pourrait être citée en exemple de la conception de la démocratie qu’avait Toqueville, comme l’expose Cynthia Fleury dans sa Pathologies de la démocratie, à savoir  » un régime « éthique », une manière d’être, de penser et de se comporter « . On peut l’observer in vivo dans cette crise transatlantique que nous vivons. Elle s’incarne en deux figures principales, wallonnes l’une et l’autre, formats comparables et styles différents. Le ministre des Affaires étrangères, chargé de signer l’accord, d’une part : intelligence supérieure autant que réaliste, realpolitiker de haut vol, dont l’apparent cynisme n’est que la pudeur d’une sensibilité bien maîtrisée. Le ministre-président d’autre part : grand universitaire, repéré par une star de médias sur la base de sa science et de son charisme, ensuite débauché de l’Alma Mater par un autre talent scout qui a fait de lui une figure de proue de son parti.

La confrontation de ces deux protagonistes montre à l’envi que le problème n’a pas été traité à la légère. Lorsque deux champions aux convictions distinctes et aux capacités comparables s’affrontent, cela suppose réflexion, vérification, consultation, ce que John Rawls appelle  » l’exercice de la raison publique « .

C’est ce luxe-là que sont en train de se permettre les Belges, dirai-je à mon amie Marie. Qui me regardera, l’oeil mutin sous sa mèche blanche, et me fera :  » N’êtes vraiment pas comme les autres, vous autres, les Belges.  »

jacques de decker; Secrétaire perpétuel à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

La Belgique est une résultante de la Révolution française dont le pragmatisme l’a préservée de bien des mésaventures

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