Quand les victimes veulent toujours plus

Ettore Rizza Journaliste au Vif/L'Express

En quelques décennies, les victimes d’actes de violence ont obtenu une reconnaissance officielle et bien des droits. Beaucoup reste à faire, mais gare à ne pas leur en donner trop.

Quelle place pour les victimes dans la procédure pénale ? Pendant des siècles, la réponse fut sans appel : aucune. Car justice n’est pas vengeance. Tout au plus pouvaient-elles se déclarer parties civiles, afin d’obtenir un dédommagement financier. Poursuivre le coupable et exiger son châtiment demeure le privilège de la société, au travers de la bien nommée action publique. Sur l’enquête, la victime n’avait pas plus de droits de regard que n’importe quel autre citoyen. Cette vision rigide d’une justice exclusivement punitive avait abouti à un appareil judiciaire d’une froideur mécanique, incapable de compassion comme de haine. Les choses ont un peu changé.

Il a fallu attendre les années 1980 pour qu’enfin, partout en Europe, le sort des victimes d’actes intentionnels de violence entre dans le débat public. En 1994 naît le Forum national pour une politique en faveur des victimes, qui regroupe l’ensemble des institutions belges concernées. Le ministre de la Justice lui confie comme principale mission d’  » orienter, par ses avis et propositions, une politique nationale conforme aux recommandations internationales et d’en évaluer les progrès « . L’affaire Dutroux aura servi d’accélérateur, et non d’élément déclencheur.

En mars 1998, le Parlement réforme le Code d’instruction criminelle hérité de l’époque napoléonienne. C’est le  » petit Franchimont « , du nom de son auteur, le pénaliste liégeois Michel Franchimont. En attendant le  » grand « , toujours dans les cartons, les victimes ont acquis plusieurs droits essentiels, à commencer par celui au respect. Elles peuvent désormais consulter le dossier répressif, demander des devoirs d’enquête complémentaires, saluer le corps du défunt avant l’autopsie… La réforme introduit également la notion de  » personne lésée « , à savoir quiconque  » déclare avoir subi un dommage découlant d’une infrac-tion « . Ces personnes, à distinguer des parties civiles, peuvent être informées de l’avancement du dossier pénal.

Comme l’atteste le tableau ci-contre, d’autres progrès ont suivi. Notamment l’instauration, en 1998, des commissions de libérations conditionnelles, remplacées au 1er janvier 2007 par les tribunaux de l’application des peines (TAP). Les parties civiles sont depuis invitées à donner leur avis sur les conditions que le tribunal imposera au détenu libéré. Par exemple, en matière d’éloignement de leur domicile. Avant l’instauration des TAP, ce sont les assistants de justice qui recueillaient cet avis. Aujourd’hui, les parties civiles peuvent le défendre oralement devant le tribunal. Ce qui n’en fait pas pour autant un second procureur.  » En les invitant au tribunal, on leur a donné l’illusion qu’elles avaient leur mot à dire sur la libération, ce qui a créé bien des malentendus et des déceptions « , regrette le pénaliste Marc Preumont.

Quelques-unes des victimes de Marc Dutroux souhaitent dès lors aller beaucoup plus loin. Lors de sa marche pour une réforme de la justice, qui a réuni quelque 5 000 manifestants le 19 août à Bruxelles, Jean-Denis Lejeune a fait part de leurs exigences. Notamment une transparence totale à tous les stades de la demande de libération, ainsi que le droit pour les victimes d’interjeter appel des décisions du TAP. La ministre de la Justice Annemie Turtelboom, qui a aussitôt reçu les parents, s’est rangée à leurs côtés sans nuances. Dans leur sillage, elle plaide pour que les victimes soient davantage impliquées dans le processus de libération.

Mais jusqu’à quel point ? S’il s’agit de mieux les informer, les juristes applaudissent.  » Je serais assez favorable à une information plus large, surtout pour les victimes d’actes graves. Quand on informe mal, on crée des fantasmes « , estime Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de cassation. S’il s’agit en revanche de leur donner un pouvoir de décision, le professeur de droit pénal se cabre :  » La victime lierait son sort à celui du condamné : la libération ou le maintien en détention constitueraient une victoire ou une défaite pour elle. On ne peut pas lui imposer ce fardeau. « 

Au-delà des aspects liés à la résilience (la faculté à surmonter un choc psychologique), instaurer cette possibilité d’appel pose aussi un problème de logique. Si l’on permet aux victimes de s’opposer à une libération, pourquoi ne pas leur donner le droit de contester la peine ?  » Cela reviendrait à créer deux accusateurs, les victimes et le parquet, souligne Marc Preumont. Le système entier serait remis en cause.  » Avec les risques que la justice redevienne vengeance, de représailles des condamnés contre ces victimes devenues bourreaux, voire de clémence dans le cas des violences familiales.

Autre danger : que la justice pénale se transforme en thérapie. Pour Maria Luisa Cesoni, professeur à la faculté de droit et de criminologie de l’UCL, cette tendance est en marche :  » Les victimes ont obtenu plus de droits dans la procédure pénale et bénéficient d’une légitimité accrue aux yeux de la société. Ces deux éléments se télescopent pour aboutir à la conclusion qu’elles doivent obtenir réparation également au pénal. « 

C’est ce que la criminologue, dans un article coécrit avec le psychiatre français Richard Rechtman (1), qualifie de  » réparation symbolique  » : le souhait que la sévérité de la peine devienne une forme de compensation pour les victimes. Ce à quoi la psychologue française Carole Damiani, citée dans l’article, répond :  » Les objectifs de la procédure pénale et de la psychothérapie ne doivent pas être confondus.  » Sans appel.

(1) La  » réparation psychologique de la victime « , nouvelle fonction de de la peine, Revue de droit pénal et de criminologie, février 2005.

ETTORE RIZZA

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