Le jour de ses 18 ans, Carlos Alcaraz affronte Rafael Nadal à Madrid, après être devenu le plus jeune vainqueur d’un match en Masters 1000. © getty images

Pourquoi l’éclosion rapide de Carlos Alcaraz n’a rien d’une surprise

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Carlos Alcaraz n’a que 20 ans mais fait déjà office de successeur le plus crédible à l’ère du «Big Three». Histoire d’un prodige annoncé.

On appelle ça le poids de l’histoire. Il se porte à bout de bras, au point de parfois faire trembler les mains quand le court semble ouvert vers un point déjà gagné. Il alourdit les jambes, même celles qui semblent programmées pour ne jamais flancher. Carlos Alcaraz Garfia a tout pour faire contrepoids.

Quand il se présente sur le court Philippe-Chatrier, le 9 juin dernier, l’Espagnol a déjà un tournoi du Grand Chelem dans la besace, conquis avec ses poignets d’artiste et ses jambes de marathonien. Une petite dizaine de mois plus tôt, dans l’ambiance surchauffée de Flushing Meadows, il a enchaîné les matchs à rallonge contre Marin Cilič (près de quatre heures), Jannik Sinner (5 h 15) puis Frances Tiafoe (plus de quatre heures) pour se hisser en finale et venir à bout du Norvégien Casper Ruud pour remporter, avant même son vingtième anniversaire, un premier Majeur.

Au début du mois de mars, le phénomène espagnol s’est encore permis de balayer l’expert des surfaces rapides, le Russe Daniil Medvedev, en finale du tournoi d’Indian Wells, parfois présenté comme «le cinquième grand chelem» en raison de son prestige et de son tableau toujours très relevé. La conclusion parfaite d’une semaine bouclée sans perdre le moindre set en cours de route et la meilleure façon d’oublier un début de saison pourri par une blessure, pour reprendre sa marche en avant. Au micro après le sacre, le Murcien évoque sa spectaculaire évolution: «Bien sûr, j’étais nerveux. J’essaie juste de ne pas le montrer. C’est ce que font les tout meilleurs joueurs du monde. Là où j’ai fait des progrès, c’est dans ma capacité à gérer la pression, à jouer de façon détendue.»

Pour la précocité, le Murcien a actuellement deux ans d’avance sur Djokovic, Nadal et Federer.

Aérien sur le central parisien en ce vendredi de fin de printemps, avec une première manche bouclée 6-3 face à un Novak Djokovic bousculé comme rarement, Carlos Alcaraz n’a pas de raison de flancher. Jusqu’à ce que le tennis lui rappelle qu’il est un être humain, comme la petite balle jaune l’avait fait avec le Serbe à la fin de l’année 2019 en finale de l’US Open, confronté à un Grand Chelem qui lui tendait les bras. Parfois, le cerveau rappelle aux champions que c’est bien plus qu’un match qui se joue au bout de leur raquette.

Dans l’esprit d’Alcaraz, sur ce court éternellement associé à son gaucher de compatriote, l’image de Rafael Nadal n’est probablement pas bien loin. Parce qu’en plus d’une place en finale d’un tournoi du Grand Chelem, c’est un peu pour l’honneur de la patrie et la supériorité hiérarchique de son idole que «Carlitos» brandit la raquette à la Porte d’Auteuil. De l’autre côté du tableau, ni Casper Ruud ni Alexander Zverev ne semblent en mesure de faire barrage à Djokovic lors d’une finale de Majeur. Alcaraz sait donc qu’il est le dernier rempart entre le Serbe et un 23e sacre en Grand Chelem, qui le ferait passer devant Nadal au classement historique du tennis. Les jambes s’alourdissent. Les crampes apparaissent. Les points défilent. Novak Djokovic a gagné. Carlos Alcaraz a perdu d’une manière inattendue, abandonné par son physique d’extraterrestre alors qu’il n’a pas dû attendre ses vingt ans pour devenir la référence mondiale du combat d’endurance. Rattrapé par des démons inconnus. Peut-être un peu par son idole.

L’anniversaire et la prophétie

Il faut dire que l’histoire a choisi de multiplier les clins d’œil pour tracer un parallèle pourtant peu évident entre Nadal et Alcaraz, bien peu ressemblants une fois passée la barrière de la nationalité. Pourtant, le jour où il souffle sa dix-huitième bougie, le Murcien reçoit un cadeau aux airs de symbole. Quelques heures avant ce 5 mai 2021, il est venu facilement à bout du Français Adrian Mannarino pour son entrée en lice sur la terre battue de Madrid, devenant le plus jeune joueur à remporter un match dans un tournoi de ce niveau (Masters 1000, la catégorie juste en dessous des Majeurs). Le tour suivant l’oppose au roi des lieux, cinq fois vainqueur dans la capitale espagnole. Nadal donne la leçon (6-1, 6-2), pose à côté du gâteau préparé par les organisateurs du tournoi pour celui qui est déjà présenté comme l’avenir du tennis ibère, et finit par distribuer les compliments: «Carlos est un joueur incroyable, il va probablement devenir bientôt l’un des meilleurs joueurs du monde.»

Fils d’un modeste joueur de tennis, Carlitos menait déjà des échanges à l’âge où on ne sait pas encore comment tenir une raquette.
Fils d’un modeste joueur de tennis, Carlitos menait déjà des échanges à l’âge où on ne sait pas encore comment tenir une raquette. © getty images

A Madrid, beaucoup en sont convaincus depuis près d’une décennie. Il faut dire qu’en marge du tournoi le plus prestigieux du calendrier espagnol se déroulent les championnats nationaux dédiés aux jeunes joueurs et qu’à 10 ans à peine, le tout jeune Carlos s’était imposé dans la catégorie réservée aux tennismen de moins de 12 ans. Trois ans plus tard, il quittait le cocon familial et son club de tennis de toujours pour commencer à s’entraîner à Villena sous les ordres de Juan Carlos Ferrero, ancien numéro 1 mondial et vainqueur de Roland-Garros en 2003. Son village d’El Palmar et même la Murcie voisine étaient devenus trop petits pour lui.

Fils d’un modeste joueur de tennis, classé au pic de sa carrière parmi les cinquante meilleurs joueurs d’Espagne, Carlitos s’est très vite retrouvé une raquette à la main. A 4 ans à peine, on raconte qu’il réalisait déjà de véritables échanges avec son père, là où la plupart des enfants se demandent encore comment tenir leur raquette. Ses coaches, soigneusement choisis par le paternel, évoquent alors unanimement une qualité: celle d’assimiler chaque nouveau coup, chaque nouveau concept de jeu à une vitesse exceptionnelle, imitant comme par magie les ficelles des meilleurs joueurs au monde après les avoir soigneusement étudiés à l’écran. Alcaraz devient très vite une synthèse tennistique des maîtres du jeu, et finit presque logiquement par les surpasser en matière de précocité. Deux mois après ses 20 ans, au terme d’un combat épique contre un Novak Djokovic qui n’avait plus connu la défaite sur le Centre Court de Wimbledon depuis une décennie, il remporte le deuxième tournoi du Grand Chelem de sa carrière, avec deux ans d’avance sur les temps de passage du «Big Three»: Federer, Nadal et Djokovic avaient tous les trois dû attendre leur 22e anniversaire pour remporter leur deuxième levée. Evidemment, la finale a duré plus de quatre heures. Dans les gradins londoniens, Juan Carlos Ferrero semble à peine surpris. N’avait-il pas prévenu, dans la foulée de l’US Open remporté au bout de l’été précédent? «Carlos est né pour jouer ce genre de tournois, ce genre de matches.»

Un déclic à Madrid

Encore plus que pour les jouer, probablement pour les gagner. Depuis le début de l’année 2022, Carlos Alcaraz a disputé sept finales dans les tournois du Grand Chelem ou les Masters 1000. Il en a remporté six. Seul Novak Djokovic – qui d’autre? – est parvenu à le battre à Cincinnati, au début de la tournée américaine de fin d’été, au prix d’un combat épique de 3 h 49, durée hallucinante pour un match en deux sets gagnants et d’ailleurs record historique pour une finale à ce niveau de compétition. Plus la difficulté s’élève, plus l’Espagnol semble devenir invincible. Le secret d’une ascension supersonique, là où la plupart des jeunes talents peinent généralement à encaisser la saison de la confirmation.

Pour mesurer la puissance du décollage du Murcien, il faut probablement jeter un œil aux Awards que distribue l’ATP à la fin de chaque année. En 2020, il remporte le trophée de révélation de l’année, récompensant ses trois titres dans des tournois Challenger et sa victoire contre Albert Ramos-Viñolas au tournoi de Rio de Janeiro, faisait de lui le plus jeune joueur à battre un membre du top 50 mondial depuis 2003. Deux ans plus tard, il est le Player of the Year, au terme d’une saison 2022 qu’il avait entamée en espérant intégrer le top 15 du classement ATP et qu’il boucle, au sommet de la hiérarchie, un Grand Chelem et deux Masters 1000 en poche.

S’il intègre déjà les quinze premiers rangs dès le début du mois d’avril, en remportant le prestigieux tournoi de Miami après s’être imposé à Rio et avoir atteint les demi-finales à Indian Wells où il tombe face à Rafael Nadal, le déclic définitif intervient à Madrid. Un an après sa défaite d’anniversaire, Carlitos a bien grandi et le prouve avec les grands moyens: après avoir écarté Basilashvili et Norrie (9e mondial), Alcaraz retrouve Nadal en quarts de finale et écarte son modèle en trois sets. «Bien sûr que c’est un passage de témoin», admet «Rafa» dans la foulée de sa défaite, comme s’il voulait confirmer que sa phrase dégainée douze mois plus tôt était bel et bien une prophétie. Carlos, lui, confirme sur le court: en trois heures trente, il vient à bout de Djokovic en demi-finale, puis expédie Alexander Zverev en finale. Si l’Allemand prend sa revanche à la Porte d’Auteuil le mois suivant, la fusée Alcaraz est lancée. Il n’y aura plus qu’une blessure, survenue dans la foulée de sa conquête du trône mondial à l’US Open, pour le freiner et le priver d’une participation au tournoi des Maîtres, disputé en fin de saison et réservé aux huit meilleurs joueurs de l’année écoulée.

A Flushing Meadows, Alcaraz enchaîne les matchs à rallonge pour se hisser en finale et venir à bout du Norvégien Casper Ruud.
A Flushing Meadows, Alcaraz enchaîne les matchs à rallonge pour se hisser en finale et venir à bout du Norvégien Casper Ruud. © getty images

La chasse au Maître

Prévues dans le Pala Alpitour de Turin à partir du 12 novembre, les ATP Finals seront donc une découverte pour l’Espagnol, qui additionne pourtant déjà 36 semaines passées au sommet de la hiérarchie mondiale. Il y a deux ans à peine, Alcaraz s’alignait encore aux Next Gen ATP Finals, la version réservée aux jeunes talents de cette apothéose annuelle où le tennis en profite pour tester de nouvelles règles, notamment avec des sets plus courts, disputés en quatre jeux gagnants. Une version raccourcie qui n’avait pas empêché Carlitos de remporter tous ses matches et le tournoi, cédant une seule petite manche en chemin malgré la concurrence de Rune, Musetti, Cerundolo ou Korda, tous membres du top 25 mondial deux années plus tard.

La saison de la confirmation au sommet s’est donc déroulée à merveille pour Carlos Alcaraz, mathématiquement qualifié pour prendre part au Masters dès le 17 juillet dernier, soit deux bons mois avant Novak Djokovic. Au minimum demi-finaliste des trois levées du Grand Chelem auxquelles il a participé, encore vainqueur de deux Masters 1000 et des tournois de Barcelone et du Queen’s, il a montré aux rares observateurs qui en doutaient encore qu’il avait tout dans la raquette pour devenir l’héritier tant attendu du triumvirat Djokovic – Nadal – Federer, un rôle qu’on a successivement cru dévolu à Dominic Thiem, Stefanos Tsitsipas, Andrey Rublev ou Alexander Zverev. Aujourd’hui, s’il faut encore compter sur Daniil Medvedev, tombeur d’Alcaraz en demi-finale du dernier US Open, la succession au trône semble prendre la forme d’un duel entre Carlitos et le prometteur Italien Jannik Sinner. Les deux hommes sont attendus à Turin pour tenter de détrôner Novak Djokovic, vainqueur à six reprises du grand rendez-vous de fin de saison et prêt à défendre l’honneur des anciens face à la nouvelle génération.

Rafael Nadal, lui, n’a jamais gagné le Masters. La dernière victoire espagnole remonte à 1998, quand Alex Corretja était venu à bout de son compatriote Carlos Moya lors d’une finale entièrement ibère. Tout cela mettra-t-il une pression supplémentaire sur les épaules de Carlos Alcaraz? Depuis Roland Garros, on n’a en tout cas plus jamais entendu parler de crampes.

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