Pourquoi la France est impossible à réformer

Christophe Barbier Directeur de la rédaction de L'Express

Le bras de fer sur les retraites en apporte une nouvelle preuve : les conflits sociaux s’achèvent trop souvent en blocages, manifestations et défaite pour l’un ou l’autre camp. Pourtant, des solutions existent pour que les changements passent, sinon dans l’enthousiasme, au moins dans le consensus.

C’est chaque fois la même rengaine du conservatisme, mi-alibi, mi-excuse : bien sûr, en France, la réforme est possible, elle est même souhaitée, mais cette réforme est inacceptable, elle se trompe de sujet, d’objectif ou de méthode. C’est ainsi que le contrat d’insertion professionnelle (CIP) d’Edouard Balladur et le contrat première embauche (CPE) de Dominique de Villepin ont rejoint le cénotaphe des sigles disparus, qu’Alain Juppé fut obligé d’avaler son chapeau, ses bottes et son projet de réforme des retraites en 1995, que François Mitterrand dut préserver en 1984 une école libre qui triomphe aujourd’hui ou que les Français contraignirent le général de Gaulle à épargner le Sénat et à quitter le pouvoir en 1969. Le conservatisme est un jeu subtil, d’esquive plus que de refus : on veut la réforme, on la réclame, mais pour son voisin (ce privilégié !) ou les générations futures (qui devront bien payer nos dettes). Et chacun tient son rôle dans cette farandole de ce qu’il est urgent de ne pas toucher. L’immobilisme, ça se partage.

Certes, des réformes ont abouti, et pas seulement des réformettes, de la décentralisation menée par la gauche en 1982 à l’autonomie des universités aujourd’hui, mais, en matière de changement, la France possède un cimetière plus vaste que ses maternités. Et quand une réforme passe, c’est souvent parce qu’elle crée un avantage coûteux, comme les 35 heures, la couverture maladie universelle ou la retraite à 60 ans, ou bien qu’elle est compensée par d’onéreuses contreparties, comme avec les régimes spéciaux ! Il faut accepter l’évidence, la France est un pays impossible à réformer. Il faut comprendre pourquoi, afin de lancer les réformes qui rendront possibles les réformes. Et vite.

Dialogue social : impératif d’efficacité

Si la France est abonnée aux blocages, c’est parce que syndicats et patronat ne savent pas négocier. Ainsi, sur le sujet de la pénibilité, des années de palabres n’ont abouti à rien, et le gouvernement a dû se rabattre, pour sa réforme des pensions, sur les concepts, moins adéquats, de handicap ou d’incapacité. Autour de la réforme des retraites, ils ont quitté le dialogue de sourds pour adopter la parabole de l’aveugle et du paralytique : les syndicats refusent de voir les évidences financières qui ruinent le système ; le patronat refuse de bouger (et même de parler !), laissant le gouvernement se débrouiller seul.

Il est une solution radicale pour en finir avec la tétanie paritaire : renforcer la loi de modernisation du dialogue social votée en janvier 2007 et imposer un calendrier de tractations aux partenaires sociaux sur de multiples sujets, avec obligation d’aboutir à un accord. Au-delà de la date limite de négociation, le gouvernement se saisit du problème et opère non par une loi, qui perd encore du temps, mais par ordonnances. De plus, une clause interdirait au patronat et aux syndicats de se ressaisir du sujet durant dix ans.

Syndicats : le côté obscur de la faiblesse

Si la France est plus qu’à son tour ravagée par les grèves, c’est non pas parce que les syndicats y sont trop forts, mais à cause de leur faiblesse. Phalanges de militants, ils se retrouvent trop souvent otages de leurs ultras et pollués par la politique. Des syndicats de masse seraient la propriété de leurs adhérents, qui en attendraient des avantages concrets, non des surenchères partisanes. Il faut transformer les syndicats en mutuelles, soucieuses de signer avec les patrons et l’Etat des accords féconds et pratiques. Et, dans ce but, rendre l’adhésion à un syndicat obligatoire pour tout actif, comme c’est le cas pour l’assurance-maladie. Il serait plus facile de compter les adhérents que les manifestants, plus difficile pour les obsédés du blocage d’appeler à la grève sans de bonnes raisons, et quasi impossible pour un gouvernement d’enclencher des réformes sans de vraies négociations.

Institutions : le coup de jeune

Exécutant poussif des de-

siderata du gouvernement, soupape de sécurité pour lâcher quelque concession tactique quand la rue s’échauffe, théâtre pour effets de manches et pataquès de vote, l’Assemblée et le Sénat français n’ont joué dans le conflit sur la réforme des retraites aucun rôle préventif et ont tenu un rôle curatif contestable. Or la démocratie représentative ne peut ignorer la démocratie sociale. Rendre au Parlement une efficacité dans la réforme nécessite d’abord la mutation du Sénat, où s’expriment territoires et corporations, ces fiefs du conservatisme. Il faut fusionner le Sénat avec le Conseil économique et social, afin de créer une chambre des collectivités, des métiers et des corps sociaux, où les ministres devraient présenter toute réforme, afin de recueillir un avis politique comme le Conseil d’Etat délivre un avis juridique. Avertissements et conseils issus d’une telle instance auraient plus de poids que les amendements bricolés au Sénat. La charge reviendrait ensuite à l’Assemblée d’adopter les textes en commission, où siègent les parlementaires qui connaissent les dossiers.

Jeunes, les Républiques n’ont manqué ni d’audace ni d’invention pour réformer. La troisième République garantit les libertés fondamentales, la quatrième installa l’Etat providence, la cinquième posa les piliers de la modernité économique et monétaire. Il est évident que les institutions sont usées et que la révision constitutionnelle de 2008 ne fut qu’un replâtrage. Que les dispositions référendaires nouvelles soient encore bloquées dans les tuyaux en est tout un symbole. En France, le référendum est devenu impossible, depuis 1969, quand les électeurs rejetèrent de Gaulle plus que les changements proposés et, surtout, depuis 2005, quand ils tuèrent l’Europe en visant Jacques Chirac. Comment soumettre demain à référendum une réforme quelconque, alors que le peuple le transformera en présidentielle bis ? Il faut une VIe République aussi pour changer les modes d’expression du suffrage universel.

Les candidats à la prochaine présidentielle sauront-ils proposer au peuple des méthodologies nouvelles pour le dialogue social ? L’immobilisme français est d’autant plus dommageable que les dirigeants politiques et syndicaux d’aujourd’hui sont des réformistes sincères et des hommes de bonne volonté, qui s’avancent vers les problèmes tels des plombiers aux outils rouillés. Comme une centrifugeuse, la machine à échouer du dialogue social à la française pousse chacun vers les extrêmes : le pouvoir passe en force ; les syndicats bloquent ; le patronat sombre dans l’égoïsme ; et l’opposition, dans la démagogie. Et l’on attend de savoir qui sera le perdant, du gouvernement ou des grévistes. Alors que le perdant est toujours le même : c’est le pays.

Christophe barbier

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