« Pour vivre dans une société pacifiée, les dégâts de la colonisation doivent être réparés »
Ce sont deux ténors du barreau, qui ont l’habitude de travailler ensemble et sont connus pour leur engagement en faveur des droits humains et des libertés fondamentales, qui défendront, le 14 octobre, les cinq métisses devant la justice belge. Christophe Marchand, l’avocat du lanceur d’alerte Julian Assange, de la famille de Patrice Lumumba, des « returnees »… Et Michèle Hirsch, avocate, entre autres, de victimes du génocide rwandais devant la cour d’assises de Bruxelles. Tous deux se disent animés par un idéal philosophique: pacifier nos sociétés en leur permettant de regarder leur passé en face et d’y répondre par des actes.
Dans quel état d’esprit sont vos clientes?
Michèle Hirsch: Il leur a fallu beaucoup de courage pour parler car raconter, c’est revivre ce qui a été vécu. Le plus important est qu’elles soient entendues, reconnues dans leur histoire, celle d’enfants enlevés à leur mère sur la base de la couleur de leur peau, séquestrés, privés de famille, de toute filiation. On a voulu les éliminer. Peut-être pas physiquement mais en portant atteinte en réalité à leur existence. Elles ont survécu et aujourd’hui elles demandent justice.
Les excuses prononcées par Charles Michel, en avril 2019, ne suffisent pas?
M. H: Il faut se rappeler des termes qu’il a utilisés: « enlèvement », « ségrégation », « métis » et « actes contraires aux respects des droits humains fondamentaux ». En termes juridiques, cela signifie qu’il y a eu crime contre l’humanité. Nommer les choses a des conséquences. L’Etat belge s’excuse dans l’absolu, de façon abstraite, mais dès qu’on met des noms sur les victimes, qu’on dénonce des faits, il n’y a plus de faute, on invoque la prescription et on accuse de reconstruire le passé. C’est nier ouvertement l’histoire, leur histoire. Tous les métis n’ont pas été victimes de crimes contre l’humanité, mais nos cinq clientes oui. Nous voulons que cela soit reconnu pour elles. D’une manière plus large, elles attendent une reconnaissance de l’Etat, notamment, et, pour tous, le vote d’une loi de réparation.
L’une de vos requêtes est l’accès aux archives de l’Etat colonial. Or, elles viennent d’être numérisées et mises à disposition publique…
M. H.: Je ne crois pas que ce soit exact. En tout cas, nous n’avons jamais obtenu les archives qui concernent nos clientes. C’est toujours le cas aujourd’hui. Cela fait plus d’un an que nous les demandons. Sans succès. Nous avons mis l’Etat belge en demeure, en février dernier. On nous a communiqué quelques informations relatives aux pères de nos clientes, des fonctionnaires belges, mais aucun des documents demandés pour nos clientes elles-mêmes. Et pourtant, ils existent indubitablement. Heureusement, une de nos clientes a pu retrouver une partie des documents administratifs à la mission de Katende: les enfants identifiés sous le nom du père à l’arrivée à la mission et qui, après, changent de nom, le registre des « mulâtres », des correspondances avec l’administration coloniale, des demandes d’argent, des décisions administratives… C’est terrible de découvrir l’horreur de la vie de ces enfants à travers ces documents qui démontrent la politique d’enlèvement et de ségrégation à l’égard des enfants métis par l’Etat belge durant la colonisation. Comment est-ce possible?
Christophe Marchand: Au printemps, on nous répondait encore qu’il y avait des kilomètres d’archives et qu’il faudrait des années pour les classifier… De plus, toutes les archives ne sont pas ouvertes à la consultation: il y a des restrictions liées à la protection de la vie privée. Si l’un des membres de la famille est en vie, par exemple, on ne peut rien savoir, parce que cela pourrait ouvrir des droits.
C’est le procès de la colonisation?
C.M: C’est le procès des enlèvements systématiques des enfants métis par l’Etat belge au nom de la suprématie de la race blanche au travers de la vie de nos cinq clientes. Le passé colonial est l’enjeu principal des sociétés occidentales du XXIe siècle. La domination d’une société par une autre et l’assujettissement d’une partie de l’humanité ont complètement défini les rapports sociaux, culturels, politiques, économiques entre l’Occident et le reste du monde. Et on n’en est pas encore sortis! Notre rôle, en tant que juristes, est d’essayer de trouver une réponse devant la justice.
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