Pour devenir le roi d’Angleterre, Manchester City a imité le Barça
Meilleure équipe du monde il y a quinze ans, Manchester United est tombé du trône face au Barça de Pep Guardiola. Puis le Catalan s’est installé à City. Et Man U, même dans sa rue, ne fait plus la loi.
Sur le marché des transferts, on appelle ça un signal. En 2008, quand vient l’heure de frapper fort pour son entrée dans le grand jeu footballistico-financier de la Premier League, le président Khaldoon Al Mubarak chiffre son premier coup de force légèrement au-delà des quarante millions d’euros. La somme est déboursée par ce représentant d’un fonds souverain venu d’Abou Dhabi et nouveau propriétaire de Manchester City pour attirer le funambule brésilien Robinho. Un mouvement qui semblerait anodin une décennie et demi plus tard, mais qui fracasse les lois du mercato à double titre. D’abord, parce que la somme le place aux portes du Top 10 des transferts les plus chers de l’histoire, comme un témoignage direct de la nouvelle réalité financière imposée par ces dirigeants venus du Moyen-Orient. Ensuite, et surtout, parce que l’attractivité de la ville de Manchester se résumait alors à la puissance sportive de son côté rouge. Tout juste couronnés champions d’Europe, emmenés par le jeune Cristiano Ronaldo, les Red Devils de United ne se doutent alors pas encore que leur plus proche voisin s’emparera quinze ans plus tard de leur statut honorifique de meilleure équipe du monde.
Manchester City a fondé son projet sur le modèle à succès du Barça de la fin des années 2000.
En 2008, Robinho lui-même n’est pas vraiment emballé par son grand départ vers la moitié bleu ciel de la ville anglaise. Au magazine FourFourTwo, le Brésilien racontera d’ailleurs plus tard que son vœu était bien de rejoindre la Premier League, mais plutôt de porter le maillot de Chelsea, autre nouveau riche du football britannique: «Le coach Scolari me disait que pour lui, je ferais la différence dans l’équipe», rembobine celui qu’on présentait alors comme un énième héritier du roi Pelé. «Ça s’est mal passé avec le Real Madrid. Ils n’avaient pas aimé que Chelsea vende des maillots à mon nom avant que l’accord ne soit signé. Je suis certain que c’est ce qui a fait échouer les négociations. Pour le Real, c’était une question d’orgueil.»
Transfert entrant le plus cher des Cityzens jusqu’à 2014, quand le club dépose 45 millions d’euros sur la table du FC Porto pour s’offrir les services de l’ancien défenseur du Standard Eliaquim Mangala, Robinho est pourtant déjà loin de Manchester en 2012, quand les arrêts de jeu de la dernière rencontre du championnat permettent à City de remporter son premier titre de l’ère «Premier League» (entamée au début des années 1990) en coiffant au poteau le voisin rouge. Quand les Red Devils de Sir Alex Ferguson récupèrent leur trône l’année suivante, une bonne dizaine de points devant les Skyblues, le verdict de 2012 prend des allures d’accident. Pourtant, quand les hommes de Pep Guardiola réalisent un triplé de prestige au printemps 2023 (Premier League, coupe d’Angleterre et Ligue des Champions), ils donnent à la décennie écoulée des airs de changement de régime: sept des douze derniers championnats d’Angleterre ont été épinglés à leur palmarès.
Roi incontesté, Manchester United doit se rendre à l’évidence: son voisin a non seulement pris le contrôle de la ville, mais aussi celle du pays et même du continent. Le derby, autrefois événement de l’année pour les Cityzens, est cette fois une double opportunité annuelle pour les Red Devils de se hisser, le temps de nonante minutes, à la hauteur de leur trop encombrant voisin. La hiérarchie s’est renversée. Pas seulement parce que City a dépensé 500 millions d’euros de plus que son rival mancunien sur le marché des transferts depuis 2008 (2,04 milliards pour Manchester United, 2,57 pour les Cityzens), mais aussi parce qu’ils les ont dépensés mieux. En 2012, plus que son premier titre, City fête surtout les premières pierres de son changement d’ère.
Manchester City et le modèle Barça
Difficile de faire irruption dans le football international en 2008 sans être fasciné par la surpuissance émergente du FC Barcelone de Pep Guardiola et Lionel Messi. A l’époque, au-delà des considérations esthétiques d’un football fait de combinaisons courtes et de possessions à rallonge, le Barça vend surtout une histoire: celle d’une équipe qui devient incontestablement la meilleure de la planète avec un onze de base dont une bonne partie des joueurs ont été formés au sein de la Masia, le centre de formation très réputé du club. Les stars internationales attirées à prix d’or comme Ronaldinho, Deco ou Samuel Eto’o, grands artisans du sacre européen de 2006, laissent progressivement les premiers rôles à Sergio Busquets, Andrés Iniesta, Gerard Piqué ou Xavi. Une formule idéale qui rafle tous les trophées et inspire le monde entier. Partout, on se met à sortir des talents de son académie, à inciter son gardien à relancer par une passe courte vers ses défenseurs centraux, voire à cumuler les deux.
Du côté de Manchester City, on décide alors de faire comme avec tout ce dont on rêve: on l’achète. Très vite, les Cityzens renforcent leur structure avec l’arrivée de Ferran Soriano, ancien homme fort de l’expansion économique du Barça, engagé en 2012 comme CEO du club bleu ciel. Dans son sillage, l’homme attire un autre artisan des succès catalans: le costume de directeur sportif du projet mancunien est confié à Txiki Begiristain. Célèbre ailier de la «dream team» mise en place par Johan Cruyff à Barcelone, homme fort des nominations successives de Frank Rijkaard puis de Pep Guardiola à la tête du Barça au milieu des années 2000, Begiristain calque le développement de Manchester City sur le modèle à succès mis en place en Catalogne.
Sir Jim Ratcliffe, nouveau copropriétaire de Manchester United, cite désormais le voisin de City en modèle.
En marge des transferts, le club investit ainsi 200 millions d’euros sur la City Academy, un site de quatre-vingts hectares à la pointe de la technologie d’entraînement et de formation, le tout chapeauté par d’anciens maîtres à penser de la Masia barcelonaise. «C’est la pierre angulaire du projet sportif pour former des joueurs dans un même style de jeu dès le centre de formation», énonce alors le directeur sportif au journal La Vanguardia. Les jeunes mancuniens, de plus en plus attirés vers le côté bleu ciel de la ville, seront alors formés selon les préceptes du football à l’espagnole. Il ne reste plus qu’à transposer cette image footballistique jusqu’à la pelouse de l’Etihad Stadium.
Le paramètre Guardiola
D’emblée, l’arrivée de Txiki Begiristain dans le nord de l’Angleterre fait siffler le nom de Pep Guardiola dans les tribunes des Cityzens. En 2013, alors que la position de Roberto Mancini vacille (il sera ensuite licencié avant même la fin de la saison), le coach catalan fait partie des favoris pour découvrir les bancs de la Premier League, mais privilégie alors l’offre d’un Bayern Munich sur le toit du continent. City confie son banc à Manuel Pellegrini, dont le jeu est alors considéré comme proche de l’inspiration guardiolesque et qui vient d’emmener le club espagnol de Malaga en quarts de finale de la Ligue des Champions. En trois ans, le Chilien ajoute une Premier League supplémentaire au palmarès des Skyblues, les hisse jusqu’en demi-finale de la plus prestigieuse des Coupes d’Europe mais ne parvient jamais à faire entrer le football mancunien dans une nouvelle dimension.
En 2016, au bout de trois saisons et sept trophées conquis en Bavière, le mariage attendu de longue date entre Pep Guardiola et ses anciens dirigeants catalans finit par se produire. C’est le dernier coup de pelle des fondations d’un projet déjà épisodiquement couronné de succès, mais amené à devenir la référence internationale en matière de victoires et de jeu. Conclue sans trophée – une première dans la carrière d’entraîneur de Guardiola – la saison inaugurale de «l’ère Pep» est un trompe-l’œil: entre 2018 et 2023, seize titres viennent garnir la vitrine de l’Etihad Stadium. Il faut cependant attendre le printemps dernier pour que le club se hisse sur le toit de l’Europe, au prix d’une victoire à l’arraché contre une coriace Inter en finale de la Ligue des Champions. Quelques jours plus tôt, c’est surtout la symphonie footballistique déroulée contre le puissant Real Madrid qui marque les esprits.
Même Sir Jim Ratcliffe, nouveau copropriétaire du voisin rouge, ose affirmer que l’ancien faire-valoir est devenu un incontestable modèle: «Quand Manchester City a affronté le Real Madrid à domicile lors du match retour la saison dernière en demi-finale de la Ligue des Champions, c’était le meilleur football que j’ai vu de ma vie. Ces 45 premières minutes pendant lesquelles le Real Madrid n’a pas réussi à récupérer le ballon ont été la meilleure qualité de football que j’ai vue. Si nous parvenons un jour à ce niveau, ce sera une grande réussite pour Manchester United.»
L’instable rouge de Manchester
Il n’y a pas que le style de jeu de Manchester City qui fait rêver les voisins d’Old Trafford. Dans un stade surnommé «le théâtre des rêves», les cauchemars racontent des histoires d’instabilité. Resté en poste pendant 27 ans à la tête des Red Devils, anobli pour sa longévité et ses 38 trophées, Sir Alex Ferguson a cédé son poste de manager en 2013 après un treizième et dernier titre de champion, mais surtout à la tête d’une équipe qui semblait à bout de souffle. Le chant d’un cygne qui, une décennie plus tard, n’a pas encore pu accoucher d’une nouvelle dynastie. L’Ecossais avait choisi son compatriote David Moyes comme successeur mais ni le coach actuel des Londoniens de West Ham ni les cinq hommes qui l’ont relayé sur le banc mancunien n’ont pu placer le club le plus titré d’Angleterre sur le trône footballistique du pays. Entre les machines à gagner Louis van Gaal et José Mourinho, l’ancienne gloire locale Ole Gunnar Solskjaer et les révolutionnaires du football que sont l’Allemand Ralf Rangnick et le Batave Erik ten Hag, Man U semble pourtant avoir tout tenté. Avec, à la clé, deux deuxièmes places sans jamais faire véritablement office de challenger pour le titre. Toujours à distance raisonnable d’un champion qui avait le désavantage de faire du bruit dans la même ville.
Homme de cycles courts, fixant sa durée de vie idéale à la tête d’un club à trois saisons, Pep Guardiola a entamé l’été dernier sa huitième année à la tête des Cityzens. D’ici à quelques mois, une fois le long bail de l’Allemand Jürgen Klopp conclu aux rênes de Liverpool, le Catalan sera d’ailleurs le manager en place depuis la plus longue période au sein de l’élite anglaise. La preuve d’un changement complet de paradigme. Aujourd’hui, c’est le très stable Man U qui admire la longévité – et le football – du coach de son concurrent géographiquement le plus proche.
C’est devenu incontestable depuis une décennie: «Manchester is Blue.» Comme City pouvait le faire à l’époque où la ville était rouge, United n’a plus qu’un seul moyen de démentir l’expression: s’imposer dans le derby ce 3 mars. Le problème, c’est que les Mancunians sont repartis avec douze buts dans les valises de leurs trois dernières visites à l’Etihad Stadium. Un signal. Celui que les temps ont changé.
Pourcentage de victoires dans le derby de Manchester
Dans toute l’histoire
Manchester United: 42% Manchester City: 33%
Depuis le rachat de Manchester City (2008)
Manchester United: 44% Manchester City: 46%
Depuis l’arrivée de Pep Guardiola (2016)
Manchester United: 35% Manchester City: 55%
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