Portraits de familles
LES ANCIENNES CARBONNELLE : une branche catholique, l’autre libérale
La généalogie industrielle de la famille Carbonnelle commence en 1780 avec François-Joseph, brasseur et marchand d’alcool né à Vaulx. Ce sont cinq générations de dix brasseurs, quatre de sept distillateurs et trois de quatre malteurs. C’est à celle des petits-enfants de François-Joseph que la famille va se scinder en deux branches d’options philosophiques et religieuses très différentes.
François Carbonnelle est l’actuel représentant de la branche dite » libérale « . Son arrière-grand-père, Victor-Antoine, distillateur, bien que catholique, est élu conseiller communal libéral de Tournai en 1868. Il deviendra ensuite échevin de l’Instruction publique, puis de l’Etat civil, avant d’être nommé bourgmestre, mandat qu’il exercera pendant vingt-trois ans jusqu’en 1907, date à laquelle les cléricaux prennent le pouvoir. En 1868, il fonde la Société anonyme pour la construction d’habitations d’ouvriers, future Société d’Habitations de Tournai, qui gère actuellement 118 maisons, en construit constamment de nouvelles, et dont la majorité des actionnaires sont des membres de la famille.
Si l’influence des Carbonnelle diminue avec le déclin industriel et la fermeture progressive des brasseries (1961), distilleries (1972) et malteries (1975), François entend » perpétuer l’esprit et les actions de la famille auprès de la Société d’Habitations de Tournai. Je consacre un tiers de mon temps à des activités à caractère social ou philanthropique, comme la banque alimentaire ou le concert de Noël du Rotary club Tournai-Trois-Lys « , confie encore ce retraité qui fut directeur commercial des Engrais Rosier pendant vingt-cinq ans.
De son côté, Alain Carbonnelle, qui a longtemps travaillé dans les arts graphiques chez les Casterman, descend de la branche catholique. Maurice Carbonnelle, son père, dirigera la malterie qui sera transformée en société anonyme, puis vendue à un groupe français, jusqu’à l’arrêt total de la fabrication, en 1975. A titre privé, les Carbonnelle continuent toutefois de s’investir dans diverses associations. Alain, ardent défenseur du patrimoine au sein de l’ASBL Pasquier Grenier, trouve que » les gens qui gouvernent la ville aujourd’hui ont perdu la sensibilité au beau. L’influence des familles permet de rappeler l’importance du patrimoine et de faire revenir sur des décisions « .
POLLET : dans le club fermé des Hénokiens
Avec D’Ieteren à Bruxelles (lireLe Vif/L’Express du 21 février), Pollet est la seule entreprise belge membre du Club des Hénokiens qui réunit la quarantaine d’entreprises familiales bicentenaires encore actives partout dans le monde. En 2013, un beau livre illustré de 200 pages était édité pour célébrer le 250e anniversaire de cette savonnerie qui n’a jamais quitté le giron familial. Pendant deux siècles, elle déversera ses odeurs dans le quartier Saint-Brice, surnommé » le fief Pollet « , avant de déménager dans la nouvelle usine du zoning Tournai-Ouest.
Aujourd’hui, la savonnerie est dirigée par Jean-Nicolas D’Hondt, fils d’Antoine D’Hondt et de Francine Pollet, à qui ses trois frères Jean-Michel, Etienne et Alain ont progressivement revendu leurs parts au début des années 2000, pour éviter la dispersion. Cet ingénieur commercial trentenaire constitue la 8e génération en ligne directe. La société anonyme emploie une quarantaine de personnes et génère un chiffre d’affaires d’environ 7 millions d’euros.
CASTERMAN : édition, impression et politique
C’est Tintin qui a fait la fortune du pôle édition de la maison Casterman, vendu à Flammarion en 1999 pour sauver le département impression. Malheureusement, l’opération n’a pas évité la faillite à ce dernier même si, imprimeur des annuaires téléphoniques, il a pu jouir encore de quelques petites années d’activité, jusqu’en 2002. Aujourd’hui, seul membre de la famille à travailler encore pour la maison fondée à Tournai en 1780 par son aïeul Donat, Simon Casterman, 7e génération, assure la direction de la maison d’édition. Depuis septembre 2012, le groupe Flammarion est détenu à 100 % par Madrigall, maison mère de Gallimard.
Au rang des personnalités Casterman, citons Louis, grand-père de Louis- Donat Casterman, conseiller communal MR depuis 2012 à Tournai, mais aussi d’Etienne Pollet, dont la mère est Térèse Casterman et qui se souvient avec émotion de leurs longues discussions. Président et administrateur délégué du département édition de l’entreprise familiale, Louis Casterman a aussi été bourgmestre. Même s’il juge la carrière professionnelle de son grand-père maternel exemplaire, Etienne Pollet estime que » la plus grande contribution de Louis Casterman au bien-être des Tournaisiens est d’avoir accepté d’être bourgmestre, pendant la Seconde Guerre mondiale, d’une ville occupée et à moitié détruite. Dès les premiers instants de l’Occupation, avec mon grand-père paternel Raphaël Pollet, il va songer à la reconstruction de la ville. C’est ce qui fait que Tournai a été reconstruite en gardant les gabarits originaux « . Le premier bâtiment édifié sur la place Reine Astrid, pendant son second mandat de bourgmestre (du 8 septembre 1959 au 5 juin 1968) est l’immeuble dit » Casterman » dans lequel vivent aujourd’hui quelques membres de la famille.
RIMBAUT : journalistes et imprimeurs
Les frères Marc et Théophile Rimbaut (photos), journalistes et imprimeurs, sont copropriétaires et codirecteurs de L’Avenir du Tournaisis, journal réputé libéral qui, lors de la Question royale en 1950, prend position contre le retour sur le trône du roi Léopold III. Le journal est cédé en rente viagère au propriétaire de La Dernière Heure, en 1962, avant de disparaître définitivement en 1986, après nonante-deux ans d’existence.
Marc, le cadet, né en 1894, tient une place importante dans la vie locale en fondant le groupement Les Amis de Tournai (1936), qui entend contribuer au rayonnement artistique et commercial de la ville, et la Confrérie des Chevaliers de la Tour (1953). Théophile, quant à lui, né en 1891, tenant du libéralisme radical, adversaire de la pensée catholique et de l’école libre, est échevin des Beaux-Arts et de l’Instruction publique de 1944 à 1952. Le boulevard qui porte leur nom est inauguré en 1976.
LES CONTEMPORAINES DUFOUR : entre grandeur et discrétion
» Si on se contente de trois générations, les Dufour forment la plus grosse entreprise de la région « , note Etienne Pollet, fin connaisseur du monde tournaisien et de ses familles. Actuellement, l’entreprise, à l’actionnariat exclusivement familial, est active en Belgique, en France, aux Pays-Bas et en Allemagne, mais » ne se fixe aucune frontière « . Quatre sites d’activité emploient plus de 600 personnes (contre une centaine en 2000) à Tournai, Lille, Dunkerque et Paris. Dufour, dont le chiffre d’affaires frôle les 120 millions d’euros, est spécialisée dans le levage, le transport et la logistique, le génie civil, la production de béton, la gestion de l’environnement par la collecte de déchets et la livraison de mazout sous le label Total.
Récemment, Jean-Pierre Dufour, 76 ans, se réjouissant d’avoir transmis le virus à ses fils, confiait au quotidien Le Soir qu’il espérait bien qu’un de ses 13 petits-fils aurait lui aussi la fièvre entrepreneuriale et pourrait reprendre la société – qu’il a eu beaucoup de mal à quitter ! – actuellement gérée par trois frères et un cousin qui cultivent la discrétion.
BERTRAND : l’entreprise a cessé d’être familiale
En janvier dernier, à la suite d’un contentieux réglé par le tribunal de commerce de Tournai en 2011, puis par la cour de cassation en 2013, Paul Bertrand était contraint de céder ses parts de Cimescaut à CBR, membre du groupe allemand Heidelberg- Cement. Cela permettait à CBR de porter à 96,93 % sa participation dans la dernière entreprise familiale du bassin carrier du Tournaisis, fondée à Antoing en 1906 sous le nom de Carrières et Ciments Bataille, par Paul Bataille, ingénieur et grand-père maternel de Paul Bertrand, et son frère François, comptable. Paul, Olivier, Pierre et Marie-Claire Bertrand ont donc démissionné de leurs mandats d’administrateurs de la société, leader, en Belgique, de la production de concassés.
Paul Bertrand continue toutefois de s’impliquer très activement dans la sphère socio-économique. Il est notamment président de la CCI Wapi, vice-président du Choq, membre du collège socio-économique du Conseil de développement de Wallonie picarde et administrateur de l’Union wallonne des entreprises.
THIÉBAUT : une gestion en bon père de famille
Certains noteront dédaigneusement que Bernard Thiébaut et ses fils Benoit et Hervé ne forment pas » une grande famille » au sens où l’entend une certaine bourgeoisie tournaisienne un peu jalouse de ces » nouveaux riches « . Il n’empêche que l’entreprise fondée par Léon Thiébaut en 1934 forme désormais un groupe de cinq sociétés qui, ensemble, occupent 80 personnes et totalisent un chiffre d’affaires de quelque 20 millions d’euros. Bernard, son fils désormais pensionné actif de 69 ans, a créé une des premières centrales à béton, puis une société de transport, tandis que son fils Hervé a lancé une centrale de location de machines. Hervé, l’aîné, et Benoit, le cadet, confient avoir été élevés » à la dure » par un père qui leur a toujours appris le respect, mais aussi la simplicité. Quand, petit, l’un de ses fils s’extasie devant une Porsche, celui qui roule en Alfa souligne que l’entreprise du conducteur du bolide ne tient que grâce aux banques…
Ni Benoit, ni Hervé n’ont fait de » grandes études « . Ils ont débuté au bas de l’échelle, en travaillant d’abord comme étudiants, et se sont formés progressivement. » A trois, on forme une belle équipe, s’enthousiasme Hervé. Travailler en famille permet de maintenir une cohésion et de traverser des crises telles qu’un divorce, la maladie ou la dépression. Comme les Colruyt, nous gérons notre entreprise en bon père de famille. » Par ailleurs très préoccupés par la question de la transmission de l’entreprise, les deux frères qui ont respectivement trois et deux enfants tentent déjà » de mettre ça à plat « .
FOUCART : organiser la transmission
Michel Foucart fait un peu figure d’exception dans le microcosme des sociétés tournaisiennes dites » familiales « . Celui dont le père était ouvrier chaudronnier installé comme plombier zingueur et dont la mère tenait une quincaillerie et un café se qualifie lui-même de » prolétaire « , mais il a beau être considéré comme un » patron de gauche « , il est apprécié dans tous les milieux, nous dit-on, y compris dans la vieille bourgeoisie tournaisienne pourtant réputée peu ouverte.
Cadet d’une famille de quatre enfants, Michel a 12 ans quand son père décède. » En compensation, j’ai été inondé de tendresse. » Aimant les maths et ne se débrouillant pas trop mal à l’école, il entame des études d’ingénieur industriel à Don Bosco. » J’aurais aimé aller à l’université, mais je n’en avais pas les moyens. J’étais garçon de café pour payer mes études. » En sortant de l’école, il travaille dans un grand groupe textile avant d’être débauché par Gérard Vincent, son mentor, fondateur de TEI. » C’était un message très fort, parce que ce monsieur avait des enfants dont un travaillait dans l’entreprise. Mais il estimait que son fils n’avait pas les compétences et il ne voulait pas hypothéquer l’avenir de l’entreprise et des 20 personnes employées. »
A 30 ans, celui dont l’idéal est de créer de l’emploi pour offrir la dignité aux uns et aux autres a l’occasion de racheter l’entreprise aux actionnaires. Aujourd’hui, la holding Technord qu’il a créée en 1994 occupe 350 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 55 millions d’euros. Michel Foucart refuse l’idée de la vendre à une multinationale. » J’aurais l’impression de vendre mon âme ! » Pour lui, la finalité de l’entreprise, c’est de créer une communauté de travail qu’il considère comme un facteur stratégique majeur. A 55 ans, il est retourné à l’université. Son mémoire de fin d’études portait sur la transmission des entreprises. » Un sujet majeur, tant le taux de mortalité des sociétés est important. Il faut développer des outils pour organiser la transmission. » Aujourd’hui qu’il a cédé les rênes de Technord à son fils Philippe, il est » dans la posture du gardien des valeurs, dans la cage du souffleur « .
Caroline Dunski
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