Pour la professeure de littérature, essayiste et romancière québecoise, il faut «accepter d’adopter le sillon de son enfant, que ça soit lui qui nous montre certaines choses». © HUGO-SÉBASTIEN AUBERT

Portrait de la mère en feu

Dans Le Monde est à toi puis Pompières et pyromanes, Martine Delvaux s’interroge sur son héritage bilatéral avec sa fille Elie, croise les enjeux féministes et ceux de la crise climatique et cherche à maintenir l’étincelle des luttes dans une ère chaotique.

Façonnés en fragments tissés en échos qui convoquent autant l’expérience personnelle que la littérature (bell hooks, Francis Scott Fitzgerald ou Pasolini), autant portés par une forme d’amour indéfectible que par l’urgence activiste, Le Monde est à toi (1) et Pompières et pyromanes (2) , écrits à quelques années d’écart, peuvent fonctionner en diptyque. S’ils sont destinés à faire connaître plus largement Martine Delvaux en Europe, au Québec, l’autrice féministe est une figure littéraire et médiatique fondamentale.

J’essaie de faire entendre que même en état de survie, le feu de l’engagement est encore possible.

Le Monde est à toi est coloré de l’amour que vous portez à Elie («Tu es ma fille mais je ne sais pas tout à fait qui tu es […] La distance de l’émerveillement»). Comment vit-elle, de son côté, la dualité entre la relation réelle et ce qui apparaît sur la page?

Ce n’est pas si évident d’avoir une mère qui écrit, et en plus sur soi! (rires) Sa manière de faire, c’est de considérer que la littérature est mon territoire. Elle me regarde faire mais ne s’aventure pas tant que cela dans mes textes. Elle installe ce que Françoise Colin appelle «cet espace fait d’espacement». Il faut comprendre que nos enfants ne nous appartiennent pas. J’ai cherché à en faire un livre autour d’une maternalité quasiment «dématernalisée», qui puisse exprimer la force d’une telle relation bilatérale (on ne sait plus au final qui guide et qui est guidé) et parler à un lectorat qui n’aurait pas vécu ce lien mère-fille. Si on considère la parentalité en tant qu’ expérience radicale, il faut accepter d’adopter le sillon de son enfant, que ça soit lui qui nous montre certaines choses.

(1) Le Monde est à toi. Lettre de mère en fille, par Martine Delvaux, Les Avrils, 144 p.
(1) Le Monde est à toi. Lettre de mère en fille, par Martine Delvaux, Les Avrils, 144 p. © National

La génération de votre fille s’est emparée de l’héritage féministe avec ses propres codes. Ces jeunes femmes sont-elles plus au front que celles qui les ont précédées?

Il y a chez elles une forme d’urgence, comme pour les féministes de la génération de la révolution sexuelle (ou de la révolution tranquille au Québec). Mais cette vague de 1968 regardait intensément vers la vie, tandis que la génération de ma fille se trouve face à la fin du monde. Je pense que c’est réellement comme ça que de leur côté on ressent l’avenir. Il n’y a plus d’euphorie – l’énergie qui les tient, c’est une forme d’espoir désespéré. C’est cette ambivalence que j’ai essayé de saisir dans Pompières et pyromanes. D’un livre à l’autre, le constat devient plus militant: j’essaie de faire entendre que même en état de survie, le feu de l’engagement est encore possible. Ce qui me touche le plus, c’est quand le cercle d’amis et d’amies de ma fille me dit qu’ils se sont sentis, vus et écoutés.

Dans Pompières et pyromanes, Greta Thunberg a bien entendu sa place, mais vous évoquez aussi la poétesse montréalaise Huguette Gaulin Bergeron qui, en 1972, était déjà atteinte de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’éco-anxiété. Quelle place occupe-t-elle dans l’imaginaire collectif?

C’est devenu une icône, en particulier dans le milieu littéraire. Nous avons tous grandi avec L’Hymne à la beauté du monde de Diane Dufresne, dont les paroles font écho aux derniers mots de la poétesse: «Vous avez détruit la beauté du monde.» Portée par le symbole terrible de la personne qui se donne la mort par le feu (point de départ de ma réflexion pour le livre), j’ai repensé à elle en me disant qu’une figure pareille nous avait hantés. Son geste a été imité: il y a eu d’autres cas de suicide par immolation dans les semaines et mois qui suivirent. C’est la preuve de la force de cette image. On oublie cependant parfois que son geste dénonçait déjà le mal fait à la nature.

Vous expliquez que, pendant la pandémie, un tiers des jeunes Québécois étaient considérés en détresse psychique. Quel type de réponse leur est apportée aujourd’hui?

Des demandes ont été faites à notre gouvernement de financer davantage de postes de psychologues pour s’occuper de ces jeunes qui non seulement souffrent mais n’ont pas toujours accès aux ressources thérapeutiques, faute de moyens. A 18 ou 20 ans, ils sont déjà en burnout et ne parviennent plus à endosser d’un même élan leurs études, le militantisme, leur détresse. Quand les adultes autour d’eux (ou les politiques) leur disent «Vous portez l’avenir de la planète», ils leur lèguent un poids insoutenable. C’est à la fois leur montrer le péril mais aussi les inciter à penser à un futur en aucun cas garanti.

(2) Pompières et pyromanes. Lettre en état d’urgence, par Martine Delvaux, Les Avrils, 160 p.
(2) Pompières et pyromanes. Lettre en état d’urgence, par Martine Delvaux, Les Avrils, 160 p. © National

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