Père et mère, enfin presque

Psys et médecins se pressent autour des  » mauvais élèves  » de la procréation. Sans parler des amis et de leurs  » bons conseils « . Rencontre avec un pédopsychiatre décidé à redonner une place centrale aux hommes et aux femmes confrontés à un problème de fertilité

(1) La Grossesse incertaine, PUF, Collection Le Fil rouge, 331 p.

(2) Pédopsychiatre, consultant aux services de gynécologie et d’obstétrique aux cliniques universitaires UCL-Saint-Luc (Bruxelles) et chargé de cours à l’unité d’éthique biomédicale.

Le Vif/L’Express : Professeur Luc Roegiers, dans le livre que vous venez de publier, La Grossesse incertaine (1), vous affirmez que la naissance d’un enfant est la fois un fardeau et un cadeau. Voilà qui bouscule nos visions de naissances programmées, autour d’enfants très désirés, y compris, bien sûr, par les couples connaissant un problème de fertilité…

Pr Luc Roegiers (2) : Depuis l’Antiquité, on cherche le moyen de réguler les naissances. Il a fallu attendre le xxe siècle pour qu’une contraception efficace apparaisse. Elle n’a pas empêché que la fécondité soit toujours mise en valeur, comme elle l’avait toujours été. En revanche, le choix de la conception a permis de révéler ouvertement un  » scandale  » : celui de l’ambivalence du désir d’enfant.

Le désir d’enfant provient d’une pulsion chevillée au corps, puis il s’articule dans une pensée où il est rationalisé et parfois déployé en ses aspects positifs et négatifs. Il arrive qu’a posteriori, une fois débutée une grossesse ou lors d’une naissance, par exemple, on se dise tout à coup :  » Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Dans quelle aventure me suis-je lancé ? » On réalise alors qu’effectivement le désir d’enfant, qui a été vécu plus que pensé, se révèle un fardeau.

Mais pourquoi la contraception a-t-elle changé les choses ?

Auparavant, notre société était organisée autour de réalités sur lesquelles nous n’avions pas de prise, comme la fécondation. Aujourd’hui, nous avons l’impression de construire les réalités qui nous entourent. Par exemple, nous croyons penser, anticiper, maîtriser notre famille, notre travail, nos relations entre hommes et femmes. Et, donc, nous imaginons pouvoir décider, aussi, du moment opportun pour programmer la venue d’un bébé. Malheureusement, ce n’est pas vrai pour tous les couples. Environ 15 % d’entre eux se heurtent à des difficultés de procréation qui peuvent avoir des retentissements sur l’épanouissement de la femme, la relation du couple, son engagement à long terme.

Quand les  » ratés  » du ou des corps deviennent une limite à la conception, les personnes concernées constatent qu’elles n’ont pas de prise sur un projet crucial de leur vie. Cela s’avère excessivement lourd à vivre. A ce stade-là, souvent, elles s’intéressent aux possibilités de Procréation médicalement assistée (PMA). Et elles en oublient parfois leur part d’hésitation face au désir d’enfant…

Vous êtes psychiatre. Pourtant, vous fustigez ce que vous appelez les  » spéculations indécentes  » énoncées pour interpréter de prétendus troubles émotionnels ou relationnels qui expliqueraient l’infertilité…

Il y a quelques années, des études canadiennes avaient montré qu’un certain nombre de couples en attente d’une procréation médicalement assistée concevaient leur enfant… sans intervention médicale. Tout le monde a également déjà entendu parler de ces femmes qui se retrouvent enceintes… après un parcours infructueux en PMA. C’est pourtant normal, dans la mesure où la plupart des infertilités sont  » relatives « . Certains  » psys  » en déduisent que lorsqu’on ne parvient pas à avoir un enfant, c’est parce que l’on ne serait pas prêt à en avoir un. Aux yeux de ceux qui tiennent un tel raisonnement, proposer une PMA à ces personnes serait donc presque  » toxique « . Je refuse catégoriquement un tel discours. C’est un dévoiement de la psychanalyse et de la psychothérapie : à partir d’une séquence non validée, on reconstruit un sens, de l’extérieur. Mais c’est aux couples à trouver un sens à ce qu’ils vivent !

Les personnes infertiles souffrent énormément des interprétations qu’on fait à leur place et qu’on leur lance ensuite à la figure. On leur dit qu’ils y pensent trop, on leur soutient qu’il faut laisser faire le hasard, on leur suggère que la PMA est contre nature, on leur garantit que s’ils entament une procédure d’adoption, le bébé viendra… Bref, ceux qui se considèrent déjà comme de mauvais élèves de la procréation sont culpabilisés davantage encore. En permanence, on leur laisse entendre qu’ils s’y prennent bien mal pour faire un bébé. Les blagues des copains et les conseils des copines ne font qu’ajouter à leur humiliation.

Mais n’existe-t-il aucun facteur psychique à l’infertilité ?

Il y a quelques années, on connaissait à peine la moitié des causes médicales de l’infertilité. Maintenant, on diagnostique 85 % d’entre elles… Un rapport sexuel mené au bon moment du cycle, c’est-à-dire lors de l’ovulation, donne 25 % de chances à l’implantation d’un embryon. L’humain est donc un mammifère peu performant en la matière. Or certains couples font partie de la catégorie des partenaires hypofertiles, et leurs chances de succès sont encore bien inférieures. Leurs organes de reproduction sont plus fragiles que les autres, plus incertains.

Leur désir d’enfant se heurte à cette réalité, qui les renvoie à une sorte d’inégalité distributive et à une injustice de base. Oui, ils sont différents. Ils devront vivre avec cette vérité et lui donner un sens.

Depuis la nuit des temps, on cherche des réponses à cette réalité insupportable : tour à tour, Dieu ou le mauvais £il ont été appelés à la rescousse ou ont été invoqués pour expliquer ces drames et permettre de les soulager. Actuellement, une certaine  » pensée magique  » appliquée à la procréation et aux causes de la stérilité semble découler d’une même démarche. C’est ce que j’appelle l’animisme de la grossesse, avec toute la culpabilisation des couples, déjà en souffrance, qui peut en résulter. Dans ce courant de pensée, on prétend que tout ce qui échapperait à une procréation maîtrisée, ou tout échec de la PMA, serait imputable au fonctionnement psychique ou relationnel des personnes concernées. En réalité, on ne peut soupçonner, au départ et a priori, les gens moins fertiles d’avoir, de surcroît, une mauvaise santé mentale !

Bien sûr, cela n’exclut pas la présence d’éléments relevant du psychisme ou du psychologique spécifiquement liés aux causes diverses d’infertilité. Mais, avant tout, il faut se rappeler que notre espèce, qui est la plus élaborée et la plus performante, connaît la gestation la plus vulnérable et la plus incertaine de toutes. Cette donnée est avant tout une invitation à l’assistance et à la solidarité, qui ne devrait laisser aucune place à la culpabilisation.

Quel est le rôle de l’équipe médicale face aux personnes souffrant de problèmes de fertilité ?

Le médecin entre forcément dans l’intimité du projet d’enfant. Son rôle n’est pas facile. Il ne peut se contenter de mettre des outils techniques à la disposition des gens. Mais il ne doit pas davantage décider à la place des candidats-parents. Le  » spécialiste  » ne sait rien de l’histoire ni de la construction du lien futur à l’enfant.

Ce qui compte, en définitive, c’est le temps que consacre toute l’équipe au récit des patients, afin d’humaniser leur histoire et l’arrivée éventuelle d’un enfant. Nous sommes là pour faire du lien et, donc, pour donner une écoute. Ce qui importe, c’est notre attention au couple, à sa dimension, à la grande histoire qu’il est en train de vivre et à la responsabilité qu’il engage dans son choix de devenir des parents. En définitive, nous servons à mettre en condition les futurs parents, afin que l’enfant à venir s’y retrouve un jour dans le labyrinthe de techniques et de décisions qui ont mené à sa naissance.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire