Pauline Réage Châtiments et français châtié
Discrète égérie de la NRF, Dominique Aury aura attendu l’âge de 87 ans pour avouer qu’elle était Pauline Réage, auteur d’Histoire d’O, le plus célèbre roman SM du xxe siècle.
Finalement, le seul moment où l’on n’aura guère parlé d’Histoire d’O, c’est à sa publication, en juin 1954. Six mois plus tard, le feuilleton commençait, avec un casting sans fin : intellectuels, journalistes, garde des Sceaux, pétroleuses, évêque, lecteurs et lectricesà au fil des rebondissements, tout le monde écrit sa partition sur ce roman phénomène (vendu aujourd’hui à plus de 1 million d’exemplaires), qui tient tout à la fois de la littérature, du mystère, du sexe et de la sociologie. Histoire d’O, ou cinquante ans de joyeux divertissementsà
En juin 1954, Histoire d’O paraît, donc, en toute discrétion. Son éditeur, Jean-Jacques Pauvert, est encore un illustre inconnu, tout comme son auteur, Pauline Réage. Le tirage est faible, la déferlante Sagan va bientôt envahir les colonnes des journaux et les rayons des libraires. Seule incongruité : la renommée du préfacier de ce roman érotique, Jean Paulhan, membre du comité de lecture de Gallimard et directeur de la prestigieuse NRF. D’où les premières rumeurs dans les dîners en ville, où l’on joue à deviner qui se cache derrière le pseudonyme de l’auteur : Paulhan lui-même (Pauline Réage n’est-il pas, à une lettre près, l’anagramme d’Egérie Paulhan ?), Queneau, Montherlant, Robbe-Grillet, Bretonà ? » En tout cas, pas une femme ! » s’écrie Camus. Ni Jean Dutourd, assurément, qui, furieux, a déconseillé à Gaston Gallimard de publier le sulfureux manuscrit (adjugé, en 2006, chez Christie’s, 102 000 euros !). Au début de 1955, le prix des Deux-Magots met le feu aux poudres. Le scandale éclate. Laudateurs (André Pieyre de Mandiargues, Georges Bataille) et contempteurs (François Mauriac, Pierre de Boisdeffre) du récit des supplices endurés par O se déchirent, une information pour outrage aux bonnes m£urs est ouverte, qui, finalement, grâce à l’intervention, en privé, de Pauline Réage auprès du ministre de la Justice lui-même, se conclura par une triple et » simple » interdiction de vente aux mineurs, d’affichage et de publicité – levée en 1975.
En 1975, justement, le feuilleton rebondit : le réalisateur Just Jaeckin adapte le livre, avec Corinne Cléry dans le rôle-titre, L’Express publie un cahier photo en couleurs du long-métrage, ainsi que des extraits du roman et une longue interview par Régine Deforges de la mystérieuse Pauline Réage – prémices d’une délicieuse conversation, O m’a dit, publiée chez Pauvert. Des lecteurs se désabonnent, l’archevêché de Paris proteste, main dans la main avec les féministes du MLF, outrées par cette » £uvre qui déculpabilise le bourreau « . Pendant ce temps, Dominique Aury, petite souris grise, continue d’arpenter tranquillement la rue Sébastien-Bottin. Car Pauline Réage, c’est elle, bien sûr, la maîtresse semi-clandestine de Paulhan (décédé en 1968), la secrétaire générale de la NRF, auteur, en 1943, d’une Anthologie de la poésie religieuse française, unique membre féminin du comité de lecture de Gallimard et jurée du prix Femina. Bref, l’honorabilité faite femme. Seul le petit milieu littéraire est désormais au parfum, le grand public, lui, devra attendre 1994 – quatre ans avant la mort de la vieille dame indigne – pour qu’à 87 ans elle avoue son forfait dans le New Yorker : » Je n’étais pas jeune, je n’étais pas jolie. Il me fallait trouver d’autres armes ! «
Des souterrains peuplés de filles prisonnières
Ecrit la nuit, en trois mois, telle une longue lettre d’amour à l’amant, Histoire d’O laisse libre cours aux fantasmes d’une femme nourrie de littérature britannique et de souterrains peuplés de filles prisonnières. Paulhan, son unique destinataire, est épaté par la » décence impitoyable » du roman, dont il prend en main la destinée. Dominique Aury choisit un pseudonyme (Pauline, en référence à » deux célèbres dévergondées « , Pauline Borghèse et Pauline Roland, et Réage, en souvenir d’un village de Seine-et-Marne) par convenance sociale, mais aussi par goût du secret, comme l’a relaté Angie David dans sa biographie très fouillée, parue il y a deux ans chez Léo Scheer. Elle y dévoile, correspondances inédites à l’appui, les multiples facettes de la » nonne des lettres » (selon l’expression de Roger Grenier), née Anne Desclos en 1907, passée de la mouvance d’extrême droite à la Résistance, soumise avec les hommes et conquérante avec les femmes – Edith Thomas, notamment, la puritaine militante communiste, succomba à ses avances – parfaitement intégrée à l’intelligentsia parisienne mais rebelle au modèle bourgeois. Selon Angie David, » une vraie figure de liberté, qui appliqua à la lettre la maxime « Pour vivre heureux, vivons cachés » « . Et trouva très amusant d’être célèbre, des années durant, sous un autre nom.
La phrase est longue, le langage, châtié, l’atmosphère, quasi mystique et le récit de la descente aux enfers d’une esclave sexuelle, implacable (et, disons-le, en ce xxie siècle, quelque peu désuet) : c’est cet écart entre la forme et le fond, les imparfaits du subjonctif et les corsets baleinés, qui fait la force singulière de ce roman si peu convenable. Pour René, O se laisse conduire dans l’étrange château de Roissy. Nue, enchaînée, baguée, elle se donne corps et âme, acceptant viols, supplices et humiliations comme autant de preuves de la passion de son amant. Après quinze jours de ce traitement sadomasochiste, vécu entre rêve et cauchemar, la jeune femme, libérée mais pas libre, se livre sans réserve à sir Stephen, l’Anglais » au regard gris et droit « , l’ami déifié de René.
L’abandon de soi est total, les outrages sont synonymes de rachat. Phase ultime de l’appartenance d’O à sir Stephen : les anneaux en métal fixés au ventre et les initiales du maître marquées au fer rouge sur les reins. O en » éprouvait une fierté insensée « , écrit l’auteur avec une pointe d’ironie. Mais Dominique Aury, femme de respect et de dévotion, n’est pas si étrangère à sa créature. » Les chaînes sont, pour moi, une façon d’illustrer, de figurer que, lorsqu’on aime quelqu’un, on n’est plus maître de soi. On naît, on vit, dans un réel esclavage intérieur. Un esclavage du c£ur, parfois des sens et de l’esprit. L’amour est une bénédiction, mais aussi une malédiction « , répondait-elle à ses détracteurs dans L’Express. Dominique Aury avait emprunté à Luther sa devise : Pecca fortiter ( » Pèche avec courage « ). » Vis avec courage » aurait aussi bien pu s’appliquer.
Histoire d’O, suivi de Retour à Roissy, par Pauline Réage. Le Livre de poche, 286 p.
Marianne Payot
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