Où la confrontation prend corps
Après Histoire de la violence par Thomas Ostermeier, nos planches accueillent deux nouvelles adaptations des livres d’Edouard Louis: Qui a tué mon père, mis en scène par Julien Rombaux, et En finir avec Eddy Bellegueule, par la compagnie Gazon/Nève et le collectif La Bécane.
En janvier 2014, un écrivain français de 21 ans secouait le milieu littéraire avec un premier roman d’inspiration autobiographique. Dans En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis retraçait sa jeunesse dans une famille ouvrière picarde. « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux », commençait-il. A l’instar du sociologue Didier Eribon – à qui l’ouvrage est dédié – et de son Retour à Reims, mais cette fois dans un roman et non un essai, le jeune transfuge de classe décrivait le milieu précaire dont il était issu et qu’il avait quitté pour vivre sa différence, son homosexualité, éclairant de sa voix singulière des franges de la société habituées à rester dans l’ombre, et silencieuses. Une voix dont le théâtre, avec sa vocation à rendre visible l’invisible, n’a pas tardé à s’emparer. « Le théâtre est peut-être l’endroit où on peut dire et montrer. Le lieu où la littérature de confrontation peut prendre corps », déclara d’ailleurs Louis lui-même. Cet hiver, deux adaptations voyagent en Wallonie et à Bruxelles, où se joue en outre le monologue en néerlandais Wie heeft mijn vader vermoord, du maître flamand Ivo van Hove (au Kaaitheater, les 11 et 12 février).
Le théâtre a été pour Edouard Louis une porte de sortie, son ascenseur vers un autre milieu.
Schémas de pensée
« Je finissais de monter Love & Money de Dennis Kelly, au Théâtre de Poche, quand je suis tombé dans une librairie sur Qui a tué mon père. J’ai lu les premières pages et ça résonnait très fort avec ce que j’ai pu connaître », se souvient Julien Rombaux à propos du troisième roman d’Edouard Louis, sorti en 2018, que le jeune metteur en scène a adapté et monté avec Philippe Grand’Henry dans le rôle du père et Adrien Drumel dans celui du fils (1).
« Je ne me reconnais pas sur tous les points, poursuit-il. Je ne ne suis pas homosexuel, je n’ai pas vécu dans la pauvreté extrême, mais je suis né à La Louvière, j’ai grandi à Binche, j’ai étudié à Charleroi et au Conservatoire de Liège et je pense qu’il y a beaucoup de liens avec la région où est implanté le texte, les anciens bassins sidérurgiques, les charbonnages. Je reconnais cette mentalité assez virile, machiste, que même les femmes peuvent avoir. Je reconnais ces gens à qui on ne laisse pas la possibilité de s’élever, parce qu’il faut garder tout le monde à sa place. Qui a tué mon père est un portrait du père de l’auteur, dont la dernière partie, politique, vient éclairer le fait qu’il est prisonnier du rôle qu’on lui a donné, de certains schémas de pensée ancrés dans le monde ouvrier. Le fils essaie de comprendre pourquoi il a agi comme ça plutôt que de lui dire qu’il est coupable. Et à la fin de la discussion, le père est transformé. »
« C’est le contexte social qui en fait des personnages à fleur de peau, maladroits, qui ont l’air violents », relève pour sa part Thibaut Nève, dramaturge de la version d’ En finir avec Eddy Bellegueule (2) montée par la compagnie qu’il dirige avec Jessica Gazon, en collaboration avec le collectif La Bécane. Celui-ci réunit Janie Follet, Sophie Jaskulski et Louise Manteau, trois comédiennes formées en Belgique mais originaires des Hauts-de-France, la région natale d’Edouard Louis. « Ces trois actrices ont vécu les rapports de force que décrit l’auteur et c’était extrêmement précieux, parce qu’on a pu trouver chez elles des résonances autobiographiques, poursuit Thibaut Nève. Il y a des morceaux du roman qu’on a ramenés à leur propre vécu, en gommant un peu le rapport vrai-faux. » Avec la particularité, dans cette adaptation, que les trois comédiennes, auxquelles s’ajoute le Dinantais François Maquet, se partagent le rôle du narrateur, inversions de genres compris.
Des phrases qui claquent
« Si ce texte était un texte de théâtre, c’est avec ces mots-là qu’il faudrait commencer: « Un père et un fils sont à quelques mètres l’un de l’autre dans un grand espace, vaste et vide ». » Telle est la première phrase de Qui a tué mon père, « un roman tout de même assez conscient de sa dimension théâtrale », note Julien Rombaux, parce qu’écrit à l’invitation du comédien français Stanislas Nordey, qui a incarné ce texte en 2019 dans sa propre mise en scène, au Théâtre de la Colline.
Si En finir avec Eddy Bellegueule n’a pas été écrit avec la scène en ligne de mire, Thibaut Nève en souligne le côté théâtral. « Dans ce roman, il y a de nombreuses parties dialoguées, il y a de vraies répliques, précise-t-il. Et quand on passe de l’écrit à l’oral, quand on lit à haute voix certains passages qui, sur papier, donnent froid dans le dos, ça devient presque de la comédie. A l’oral, il y a vraiment des phrases qui claquent, et l’humour est au bout. Parfois au bout de six ou sept phrases, mais l’humour est vraiment là. Il y a quelque chose qui déplace le spectateur, parce que c’est trop fort, c’est trop grand, alors on rit. C’est très clair en particulier pour le père et la mère. Au final, ce sont des personnages pour lesquels on a beaucoup de tendresse. Dès qu’on les donne à entendre, on a presque envie d’aller vers eux et de les serrer dans nos bras. »
Autre lien, pas formel celui-là mais non négligeable, et qui explique peut-être l’engouement du théâtre pour Edouard Louis: comme l’auteur le raconte à la fin d’En finir…, dans son parcours, le théâtre a été sa porte de sortie, son ascenseur vers un autre milieu. C’est le théâtre qui l’a sauvé. Le théâtre lui en sait gré de le reconnaître et de le faire savoir.
(1) Qui a tué mon père: à la Maison de la culture de Tournai les 11 et 12 janvier, à l’Ancre à Charleroi du 2 au 4 février, au Manège à Mons du 8 au 10 février, au Théâtre de la Vie à Bruxelles du 15 au 26 février.
(2) En finir avec Eddy Bellegueule, à la Maison de la culture de Tournai du 8 au 10 février, au Manège, à Mons, les 16 et 17 février, à l’Ancre, à Charleroi, du 23 au 25 février, à la Vénerie, à Bruxelles, les 13 et 14 mai.
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