» Où il n’y a pas de frontière, il y a des murs « 

A l’heure où le  » sans-frontièrisme  » fait florès dans tous les milieux, des médecins aux avocats, le philosophe français Régis Debray jette un pavé dans la mare en faisant, dans un petit livre incisif, l’Eloge des frontières (1). En Europe,  » la frontière est un grand refoulé de la pensée contemporaine alors qu’elle est omniprésente dans le monde « , constate l’écrivain qu’un périple récent au Proche-Orient a convaincu d’une évidence : une frontière claire et définie est un gage de bon voisinage. Car  » le mur interdit le passage ; la frontière le régule « . Or l’idée de frontière n’est pas que territoriale. Elle s’inscrit aussi dans le respect de soi et des autres.  » C’est quand vous savez qui vous êtes que vous pouvez accueillir l’autre « , observe Régis Debray. Et l’ancien camarade de combat du Che Guevara d’en appeler à ce que l’Europe cesse d’être  » une agence techno-économique  » en définissant véritablement ce qu’elle est.

Le Vif/L’Express : L’idée d’ Eloge des frontières vous est-elle venue lors du périple au Proche-Orient qui a nourri un de vos précédents ouvrages, Un candide en Terre sainte (2), une région où la question des frontières est particulièrement sensible ?

Régis Debray : Oui. Là, je me suis aperçu que cette région du monde était malade, jusqu’à la névrose, de l’absence de frontières claires et définies. C’est là que j’ai découvert qu’au fond, si on a beaucoup fait la guerre pour défendre des frontières, il ne peut pas non plus y avoir de paix et de bon voisinage entre deux pays s’ils ne sont pas séparés par une frontière claire, nette et définitive. Donc, cela m’a alerté sur le fait qu’il n’y avait pas que du négatif dans la frontière. Autre chose m’a également troublé : j’ai constaté que les identités étaient avivées aux frontières et qu’il y avait comme une montée aux extrêmes civilisationnels, culturels, dans les régions frontalières. Bref, j’ai compris que la frontière était quelque chose d’ambigu et qu’on ne pouvait pas  » faire sans « . Je ne dis pas que c’est un bien ou un mal. Je constate que la frontière est un grand refoulé de la pensée contemporaine alors qu’elle est omniprésente dans le monde. Nous voyons le monde comme une arène à travers un forum qui est l’Europe et nous oublions que les enjeux de territoires, de populations, de frontières animent la quasi-totalité des guerres et des conflits en cours aujourd’hui sur la planète. Il faut dès lors se poser la question : à quoi sert une frontière ? En tout cas, son abolition n’est pas pour demain. Et je me demande même si elle est souhaitable.

Pour rester dans la région du Proche-Orient, votre réflexion vous incite-t-elle à affirmer, à l’aune de la  » barrière de sécurité  » construite par les Israéliens, que l’établissement de frontières est un remède contre l’édification de murs ?

Bien sûr, dans la mesure où la frontière est un passage régulé et où le mur est un passage interdit. Le mur est unilatéral. Le mur est décidé par le fort. Le mur est un acte d’exclusion alors que la frontière est un acte de reconnaissance. Et là où il n’y a pas de frontière, il y a des murs.

Vous écrivez que depuis 1991, 27 000 kilomètres de frontières nouvelles ont été tracés, spécialement en Europe et en Eurasie. En Belgique, le sentiment se répand de plus en plus, surtout dans le nord du pays, qu’une frontière étatique devrait remplacer la frontière linguistique existante. L’établissement de nouvelles frontières est-il la solution pour surmonter des querelles interminables, voire pour éviter une escalade de violences ?

Je ne peux pas me prononcer sur la situation belge que je connais mal. En règle générale, je suis tout de même contre les séparatismes et contre tous les morcellements féodaux. Je constate que, parfois, une solution d’apaisement passe par l’établissement d’une frontière. Et il est possible d’ailleurs que l’Europe se féodalise, qu’elle entraîne la transformation de régions en domaines souverains un peu partout ; ce qui est un phénomène que l’on a vu en Yougoslavie, que l’on voit en Espagne, en Irlande… C’est un phénomène humain qui tient sans doute au fait que la globalisation techno-économique suscite une revendication identitaire, politique et culturelle. La perte de l’appartenance crée une sorte de vertige : on a besoin de retrouver des repères et des singularités. Contre le lissage par le mode de vie.

Faire l’éloge des frontières, n’est-ce pas encourager les nationalismes ?

Et pourquoi ne pas dire  » les patriotismes  » ?

Quelle distinction faites-vous entre patriotisme et nationalisme ?

Le nationalisme c’est affirmer :  » Je suis supérieur à mon voisin.  » Le patriotisme, c’est :  » Je me respecte moi-même. Donc, je respecte mon voisin. Je respecte l’amour qu’il a de sa patrie et je lui demande de respecter l’amour que j’ai de ma patrie. Et je ne pose aucune exclusion et surtout je n’établis aucune hiérarchie entre eux et nous.  » C’est très différent. Le nationalisme conduit à la guerre d’agression. Le patriotisme, tout au plus à l’autodéfense. Et à l’estime de soi ; ce qui n’est pas mauvais.

Le projet européen, fondé notamment sur le principe de l’abolition des frontières, est-il un échec ou une réussite ?

Finalement, quand on abolit une frontière, c’est pour en tracer une autre. Il y a aujourd’hui la frontière de l’espace Schengen. Il est vrai que l’Europe n’est pas un territoire, c’est une agence. Une agence économico-juridique. Comme elle ne se pose pas la question de la puissance, comme elle n’est pas un Etat ou un super-Etat, elle est donc politiquement paralytique et juridiquement proliférante. Elle émet des normes, des règlements dans le domaine économique et financier mais elle ne constitue pas un pôle de décisions et d’actions. Pour ce faire, il faut avoir un territoire, c’est-à-dire des frontières, c’est-à-dire un  » dedans  » et un  » dehors « . L’Europe est incapable de définir où est son  » dedans « , où est son  » dehors « . C’est une sorte d’accordéon.

Elle aurait donc intérêt à délimiter son espace territorial ?

Evidemment, elle a intérêt à se circonscrire pour exister, pour devenir autre chose qu’un fantôme, qu’une zone économique.

Aurait-elle intérêt à arrêter définitivement sa position sur l’adhésion de la Turquie ?

Vous ne pouvez pas vous donner un périmètre si vous ne vous donnez pas un principe constitutif. Il faut que l’Europe trouve ce qui fait la singularité de l’Europe. Quand elle l’aura trouvé, elle trouvera ses frontières. Tant qu’elle ne l’aura pas trouvé, elle flottera. L’Europe à 27 n’est déjà plus grand-chose. Demain, l’Europe à 45, ce sera moins encore. C’est ce que l’on appelle la dilution ou la désintégration. C’est le contraire de la cohésion.

Vous décrivez l’Europe par la formule  » Un maximum de diversité dans un minimum d’espace « . Cette diversité est considérée tantôt comme une richesse, tantôt comme un défi. Le bouleversement de la société européenne impose-t-il de repenser le  » vivre ensemble  » ?

Pour intégrer des apports allogènes, encore faut-il pouvoir proposer un système de valeurs auquel s’intégrer. Si vous n’êtes pas sûr de votre identité, il vous est difficile d’être hospitalier. C’est quand vous savez qui vous êtes que vous pouvez accueillir l’autre.

Vous écrivez d’ailleurs :  » Quand on ne sait plus qui l’on est, on est mal avec tout le monde… « 

Et avec soi-même aussi… Qu’est-ce qui distingue l’Europe de l’Amérique, par exemple ? Existe-t-il une culture européenne ? Non, un jeune Allemand de 20 ans a une culture allemande et une culture américaine. Idem pour le Français, le Néerlandais, l’Italien… Il parle sa langue ; il a vaguement appris quelque chose de ses traditions, de sa musique, de sa littérature… Mais pour le reste, ce qu’il a de commun avec les autres, c’est le rock, le cinéma et les jeux vidéo. Cela pourrait tout de même interpeller les Européens. Notre incapacité à promouvoir un sens commun européen.

Vous constatez que l’on n’arrive pas à se défaire du sacré. Trouvez-vous que la  » re-sacralisation  » du corps ou de la religion évite des dérives mercantiles ?

Je me demande pourquoi on n’arrive pas à se défaire du sacré. Et le sacré n’est pas nécessairement le religieux. Il y a un sacré civil et laïque qui peut prendre la figure d’un mausolée à Ankara, celui d’Atatürk, d’un panthéon à Paris, d’un monument aux morts ailleurs. Il est vrai que le sacré est une façon de mettre hors sphère marchande un certain nombre de choses, dont le corps. Si on échappe encore au commerce des organes, qui se fera toujours au détriment des pauvres et au bénéfice des riches, c’est parce que le corps humain a encore quelque chose de sacré. On ne peut pas en faire commerce. Généralement, le sacré est ce que l’on ne peut pas échanger sur un marché. C’est intéressant.

Vous écrivez :  » N’allez pas croire qu’une connexion vaut connivence.  » Faut-il se méfier du caractère parfois superficiel des comportements liés aux nouvelles technologies ?

Les nouvelles technologies ont un immense intérêt. Il ne s’agit pas de s’opposer aux nouvelles technologies ; il s’agit de comprendre qu’elles ne résolvent pas tous les problèmes humains. Les connexions provoquent des réunions éphémères d’individus qui ont du mal à traverser le temps. Ce sont des rencontres qui peuvent être bénéfiques mais qui restent volatiles. Je ne crois pas que l’on puisse fonder une communauté de destins à partir d’un écran d’ordinateur.

(1) Eloge des frontières, par Régis Debray, Gallimard, 2010. Régis Debray était récemment à Bruxelles pour une conférence à l’invitation du mensuel Philosophie Magazine et du Théâtre Marni.

(2) Un candide en Terre sainte, par Régis Debray, Gallimard, 2008.

PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRALD PAPY

 » C’EST QUAND VOUS SAVEZ QUI VOUS ÊTES QUE VOUS POUVEZ ACCUEILLIR L’AUTRE « 

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