OPTIMA ET LES AUTRES…

Si le groupe financier gantois a fraudé via les assurances-vie au Luxembourg, quid des autres banques belges ? Y a-t-il eu pression sur l’enquête Optima ? Les liens des politiques avec les banques sont-ils suspects ? Décryptage.

A chaque période ses grands mécanismes de fraude fiscale. A la fin des années 1990, la Belgique a connu les affaires QFIE (pour quotité forfaitaire d’impôt étranger) et celles des sociétés de liquidités, qui ont grevé les caisses de l’Etat d’au moins 1,5 milliard d’euros. Plusieurs grandes enseignes bancaires étaient sur la sellette.

Depuis le début des années 2000, d’autres courants se sont développés pour cacher les revenus de contribuables hors de nos frontières, comme celui des sociétés offshore, créées à Panama ou dans d’autres paradis fiscaux, et celui des assurances-vie au Luxembourg ou en Suisse.  » Jusqu’en 2012-2013, ce sont les deux principaux mécanismes présentés par les banques à leurs clients fortunés, explique Karel Anthonissen, directeur de l’ISI Gand. Car ceux-ci permettaient d’échapper à la directive sur l’épargne.  »

L’objectif de cette directive européenne, adoptée en 2004 et entrée en vigueur en 2005, était d’assurer que les revenus de l’épargne qu’un résident d’un Etat membre de l’UE perçoit dans un autre Etat membre soient automatiquement communiqués au fisc de l’Etat résident. Plus de cachotteries, donc, entre les différentes autorités fiscales de l’Union. Des accords ont également été négociés avec des pays comme la Suisse et le Liechtenstein qui se sont associés, à leur manière, à ce vaste système d’échange de renseignements.

Conséquence : pour les banques, toujours imaginatives en la matière, il fallait trouver la parade. Les sociétés offshore à Panama permettaient d’échapper au territoire couvert par le texte européen. Quant aux assurances-vie, elles ne faisaient tout simplement pas partie des produits financiers retenus dans la première mouture de la directive.

En avril dernier, les révélations des Panama Papers ont confirmé que de nombreuses banques belges – dont Dexia, via sa filiale luxembourgeoise BIL – ont vendu des offshores  » clé sur porte  » à leurs clients, dans les années 2000 et même jusqu’en 2012 pour KBC. Cela se faisait généralement via une filiale présente dans plusieurs paradis fiscaux. Le récent scandale de la faillite d’Optima, à qui la Banque nationale (BNB) vient de retirer sa licence bancaire et la FSMA (l’Autorité des services et marchés financiers) sa licence de courtier d’assurances, lève désormais un coin du voile sur le mécanisme des assurances-vie au Luxembourg.

La banque gantoise est, en effet, suspectée par l’ISI d’avoir vendu à des dizaines de milliers de clients des produits de la branche 23 dont les montants investis étaient confiés à Lombard, au Grand-Duché, leader dans ce type de placement. L’astuce consistait à attendre huit ans avant de rapatrier, sous une forme ou une autre, les revenus ainsi dissimulés au fisc, le délai de prescription fiscal étant de sept ans. Le chiffre énorme de 6 milliards d’euros blanchis a été évoqué.

Mécanisme connu des autorités

Si Optima est dans la tourmente, difficile de croire qu’elle ait été la seule à tremper dans la combine, même si cette jeune société, avec son patron bling-bling amateur de yachts et de tournois de tennis au Zoute, s’est peut-être révélée  » plus cowboy  » que les autres.  » L’enquête de l’ISI et celle de la justice le détermineront, commente le professeur de droit fiscal à la VUB Michel Maus. Mais se contenter d’une procédure à l’encontre de cette seule banque serait une énorme hypocrisie. La tactique des assurances-vie au Luxembourg a été utilisée par toutes les banques belges entre 2005 et 2013. Certaines exigeaient certes de leurs clients de se mettre en ordre lors des DLU (NDLR : amnistie fiscale), mais en sachant très bien que seuls les revenus des sept dernières années seraient régularisés à un taux acceptable, pas le capital de départ. En 2013, la DLU 4 impliquait aussi de régulariser le capital prescrit. Là, les choses ont changé.  »

Le mécanisme  » branche 21 ou 23 au Luxembourg  » était à l’évidence connu des autorités, puisqu’en 2012, le Parlement fédéral a décidé d’élargir aux contrats d’assurances-vie souscrits hors de Belgique l’obligation de déclarer au fisc ses comptes à l’étranger. En 2014, la directive épargne, revue et corrigée, a aussi inclus les produits d’assurance dans l’obligation d’échange de renseignements.

Significatif : dans les rapports de la CTIF (qui reçoit les dénonciations de suspicion de blanchiment par les établissements et professionnels concernés), les dénonciations par les entreprises d’assurances-vie ont subitement plus que doublé en 2013 par rapport aux années antérieures.  » Nous avions observé cette hausse soudaine, se souvient Jean-Claude Delepière, alors président de la CTIF. C’était une époque charnière. Les recommandations du Gafi (NDLR : organisme international qui lutte contre le blanchiment) allaient également dans le sens d’une aggravation du risque de ne pas dénoncer les cas de blanchiment. Et puis, il y avait l’enquête Optima, mais on ne saura évidemment jamais quelle influence elle a eu.  » Cette enquête, démarrée en 2011 par Karel Anthonissen, avait en tout cas déjà fait du bruit dans le secteur.

Si la législation a évolué, les banques et les assureurs n’ont jamais été vraiment inquiétés. Ni leurs clients. Le fisc et la justice ne semblaient guère très intéressés tant par la tactique des offshores que celle des assurances-vie. Sauf à Anvers, où le substitut Peter Van Calster, qui avait les diamantaires dans son viseur, a enquêté, dès 2011, sur les offres panaméennes d’HSBC. Et sauf à Gand où Karel Anthonissen s’est intéressé de près aux pratiques d’Optima. Depuis lors, les deux hommes n’ont connu que des ennuis. Le site d’information Apache vient de révéler qu’ils ont fait l’objet d’écoutes illégales pendant plus d’un an…

Une curieuse visite chez Optima

Peter Van Calster a vu son bureau perquisitionné, début 2012, par le procureur-général d’Anvers Yves Liégeois pour une histoire de faux procès-verbal. Il sera finalement écarté des dossiers impliquant les diamantaires. Dans l’affaire Optima, l’ambiance était lourde aussi. La chambre fiscale de Gand a invalidé, en juin 2013, les 3,5 téraoctets de données que les enquêteurs de Karel Anthonissen avaient emportés lors d’une visite des bureaux d’Optima dix-huit mois plus tôt. La banque avait saisi la justice suite à l’opération de l’ISI. Rien d’anormal. Ce qui est plus interpellant, c’est la venue de John Crombez chez Optima, trois mois à peine après la décision du tribunal gantois, alors que la DLU 4 battait son plein. L’actuel président du SP.A était alors secrétaire d’Etat fédéral à la lutte contre la fraude.

La photo de John Crombez, publiée par le magazine d’Optima en 2013, est réapparue sur Twitter et dans les journaux flamands, ces derniers jours. On le voit en compagnie notamment de Luc Van den Bossche. L’ancien vice-Premier ministre SP.A était alors membre du comité de direction de la banque Optima, avec d’autres personnalités du monde politique, en particulier socialiste.  » Crombez est proche de la famille Van den Bossche, rappelle Rik Van Cauwelaert, éditorialiste au journal De Tijd. Il a été chef de cabinet de Freya, la fille de Luc, au sein du gouvernement fédéral.  »

Dans le magazine de la banque gantoise, John Crombez déclarait être convaincu que la plupart des intermédiaires du secteur financier étaient au-dessus de tout soupçon.  » J’en mettrais ma main au feu « , concluait-il. Devant la commission Panama Papers, Anthonissen a reconnu n’avoir reçu aucun appel de Crombez pour tenter d’influencer l’enquête Optima.  » Mais il y a d’autres moyens pour faire pression, sourit Michel Maus. On crée une atmosphère. Pour la banque, recevoir le secrétaire d’Etat, c’était une démonstration de force.  »

Plus troublant encore : au même moment, en septembre 2013, Karel Anthonissen est entendu par sa hiérarchie dans le cadre de la procédure disciplinaire ouverte à son encontre suite à la plainte de Karel De Gucht, ancien commissaire européen Open VLD, qui faisait l’objet d’une enquête pour fraude fiscale. La procédure s’est soldée par un blâme que John Crombez a signé lui-même, juste après les élections de 2014. Et ce, alors que le gouvernement était en affaires courantes et que les procédures concernant les fonctionnaires de niveau A sont habituellement paraphées par le ministre des Finances. Atmosphère, atmosphère…

Liens maçonniques ?

Aujourd’hui, le dossier Optima est une bombe à retardement pour le SP.A. Avec des règlements de compte sous-jacents.  » Cela a déjà commencé, remarque Rik Van Cauwelaert. Voyez Bruno Tobback qui, dans une interview à Knack, compare cette affaire avec le scandale Agusta. Ce n’est pas anodin.  » Le tsunami Optima risque de rejaillir sur la famille socialiste tout entière, y compris francophone. De par ses liens avec le fond de pension Ogeo présidé par Stéphane Moreau (Le Vif/ L’Express du 24 juin). Mais aussi dans le cadre de la reprise, en 2011, par Optima, de la filiale bancaire d’Ethias. Les conditions d’octroi de la licence par la BNB posent questions, d’autant qu’avant de transférer ses compétences en matière de surveillance du secteur, la FSMA avait donné un avis négatif. A la BNB, les socialistes pouvaient compter sur plusieurs relais, à l’époque.

Dans le dossier, on évoque désormais ouvertement des liens maçonniques. Dans l’édition du Morgen du 27 juin, l’éditorialiste Joël De Ceulaer, qui s’adresse au bourgmestre SP.A de Gand, pose la question, sans fioriture :  » Qui, dans le bourbier Optima, est membre de la loge ?  » Et d’évoquer, par ailleurs, Geert Versnick, l’administrateur Open VLD du groupe Optima, dont l’obédience franc-maçonne est connue. Mais on peut aussi se demander si cela ne concerne que les flamands. Quid des camarades et frères francophones ?

Les révélations sur Optima arrivent finalement au bon moment, en plein débats de la commission parlementaire Panama Papers. Ce qui a déjà eu le mérite de réveiller ladite commission. Pour les députés, il s’agit d’un test déterminant, d’autant que, parmi les banques concernées par les mécanismes de fraude évoqués ci-dessus, certaines, comme Dexia et Optima, ont des liens étroits avec les politiques.  » J’espère que la commission Panama fera des recommandations précises au gouvernement pour qu’on fasse toute la lumière sur ce que les banques ont fabriqué entre 2005 et 2013 « , lance Michel Maus. On peut rêver.

PAR THIERRY DENOËL

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